La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Homo Economicus


L’Homo economicus, en sciences économiques, c’est le modèle (issu de la théorie néo-classique) de l’homme guidé par sa seule rationalité, et qui n’a pour unique objectif que de maximiser son utilité sous les contraintes de ressources qu’il subit. Critiqué de toutes parts (entre maints autres par Bourdieu qui le qualifie de « monstre anthropologique »), le modèle présente néanmoins un intérêt heuristique indéniable. Mais ce terme, et voici pourquoi nous ne discutons, est aussi le titre du dernier livre (essai !) de Daniel Cohen, économiste français parmi les meilleurs.

Cohen veut expliquer, à un public néophyte ou presque, comment la course à la compétitivité qui caractérise de plus en plus chaque activité sociale conduit les hommes non pas à plus de bonheur mais à plus de mal-être. Or, il a été admis pendant des décennies, par économistes, politiques, syndicats, et plus généralement tout le monde, que la hausse de la production et donc de la consommation était source de bien-être (c’est Gregory Mankiw qui, reprenant Robert Kennedy à propos du PIB dans son Principes de l’Economie de 1998, oppose au « il mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » du politique un cinglant « il mesure notre capacité à produire ce qui rend la vie agréable »). Comment expliquer ce paradoxe ?

Cohen commence par observer puis expliquer les indicateurs de bien-être en les corrélant avec ceux de niveau de vie et de production. Et il constate qu’ils n’évoluent pas en phase. La consommation, l’enrichissement, on s’en lasse vite. On oublie vite d’où on vient et on veut de nouveau plus. Et par ailleurs, la vie en général, hors consommation, n’est guère satisfaisante quand on la mesure objectivement. Pourtant nous sommes riches, libres, alors ?

L’explication centrale qu’avance Cohen c’est la passage progressif, mais bien acté aujourd’hui, d’une société de collaboration à une société de compétition, d’un homme situé et relié à un homo economicus. Dans le monde du travail, sur le marché sexuel ou matrimonial, entre nations, la règle est la compétition, dans un néo darwinisme monstrueux d’où ne sortent que quelques vainqueurs au détriment de grandes masses de vaincus, et qui épuise tous les combattants, contraints de participer de gré ou de force à un combat permanent pour seulement éviter d’être progressivement dépossédés de toute ressource rare.
Comment expliquer ce passage, ce basculement dans un monde toujours plus stressant et épuisant (comme l’annonçait déjà John Brunner dans ce « Tous à Zanzibar » où il prophétisait les burnouts) ?

Pour Cohen, il y a deux grandes réponses : la première tient à la difficulté qu’éprouve chaque humain à gérer les préférences contradictoires, notamment intertemporelles,  qui l’assaillent, la seconde au culte éperdu et humanophage de la liberté individuelle et de l’autonomie. Ces causes sont, de plus, potentialisées par l’apparition des pays émergents ou plus exactement leur rattrapage récent d’une égalité de productivité avec l’Occident, égalité rompue quand ce dernier avait fait seul, il y a deux siècles, la Révolution Industrielle.

Volonté de bien faire mais plaisir de la gratification immédiate luttent sans cesse en chacun de nous, et c’est souvent la gratification qui gagne, surtout si on l’y encourage, comme l’ont compris depuis longtemps publicitaires et marchands. Dépense contre épargne, télé conte lecture, etc. l’homme moderne comprend bien, après coup, qu’il n’a pas fait les meilleurs choix, mais il ne peut que s’en affliger, et souvent les reproduire tant pression sociale et « ça » psychanalytique l’y enjoignent. Même l’expérience n’aide guère sans un prodigieux effort de volonté.

Liberté, autonomie, sont les maîtres mots de notre société. Nous serions enfin sortis d’un monde médiéval et oppressif, et entrés dans le monde merveilleux de la liberté dans lequel personne ne peut (mais surtout personne n’aura l’outrecuidance) me dire ce que je dois faire. Etant l'égal de chacun, qui oserait me contraindre ? Ca ne va pas sans effet secondaire. L’individualisme mine l’engagement communautaire, y compris aux USA où il est censé avoir toujours été fort pour contrebalancer la légèreté étatique. La liberté s’impose dans le monde de l’entreprise, dans celui du travail dans la famille, dans l’engagement militant, rompant les liens d’obligations dont la vertu était d’être protecteurs et normatifs. Le prix de la liberté c’est le risque, et le risque permanent, c’est Hobbes.

Cohen décrit un monde, prophétisé par Tocqueville, où la règle individualiste amène inéluctablement licenciements, concurrence sauvage, divorces, monoparentalité avec la pauvreté qui y est souvent attachée (car on sait depuis Gary Becker qu’il y a un marché matrimonial comme il y a un marché du travail, entré lui aussi dans les logiques d’appariements optimaux qui furent longtemps réservées au monde de l’entreprise, Meetic en étant le Bourse). Il décrit un monde en situation d’anomie durkheimienne (car la liberté est fatale à moyen terme au gros du lien social) dans lequel les anciennes règles ont été détruites sans qu’aucune ne vienne les remplacer, un monde aux équilibres en bouleversement illustrés par le déplacement du centre économique de l’Ouest vers l’Est, un monde d’inégalités croissantes entre perdants et gagnants de l’ultra compétition, un monde dans lequel les normes économiques ont remplacées les normes morales avec pour conséquence l’obligation d’entrer toujours dans une relation d’échange et l’impossibilité d’entrer dans toute relation si on n’a rien à échanger.
Or les risques environnementaux, les biens supérieurs à produire (éducation, santé en particulier), le simple souci du bonheur s’accommodent difficilement du marché, de l’hyperconsommation, de l’optimisation financière, de la logique de l’homo economicus.

Invoquant psychanalyse, neurosciences, philosophie, anthropologie, histoire, économie bien sûr, Cohen tente de montrer l’importance de remettre l’homo economicus à sa place et de rendre leur voix aux autres facettes de la personnalité humaine. C’est le projet de Cohen, auquel je ne peux qu’adhérer. C’est aussi la limite du livre. En moins de 200 pages, il brosse un portrait du monde et de l’humanité en puisant à maintes sources. Les références sont dans sa tête mais pas toujours dans le texte, les affirmations sont rarement contrebalancés. C’est le défaut substantiel du style de l’essai. Vagabondage intellectuel brillant, il me laisse, comme professionnel, un peu sur ma faim.

Et puis, je crois qu’il oublie le facteur capital de la morosité occidentale (chapitre parallèle intéressant entre les USA et l’empire romain), le fait que toute société ait besoin d’un grand projet pour vivre. Et protéger un niveau de vie, préserver les écosystèmes, ou « militer pour l’abolition universelle de la peine de mort » (Fabius hier), ne sont pas de grands projets. Un grand projet nous emmène ailleurs, nous permet de faire, de voir, ou de connaître ce qui nous était inaccessible avant. Sinon, comme l’écrivait le philosophe espagnol Ortega y Gasset dans « La révolte des masses », la vie est « inutilisée » et l’individu, libre de toute entrave, se sent vide, pire que mort. A l’autre bout de l’échiquier politique, Durkheim décrivait déjà l’anomie comme la maladie de l’infini des possibilités non bornées. Puisque la guerre n’est plus une option, que le monde est entièrement découvert, que reste-t-il d’exaltant ? L’espace peut-être, sans doute. Mais dans ce domaine, les décisions récentes nous disent malheureusement que c’est loin d’être gagné.

Homo Economicus, Daniel Cohen

Commentaires

GiZeus a dit…
Pour moi le mal-être de l'homme trouve son origine dans l'état d'esprit capitaliste. L'incitation a accumuler des richesses d'ordre matériel développe à outrance l'égoïsme de l'homme, qui s'enferme inextricablement dans son propre monde, l'empêchant dès lors de s'ouvrir aux autres de peur qu'ils ne le "volent". Et ce de quelque point de vue.
Mais je crois que je me rapproche de la thèse de l'auteur, même si dans le fond je penche plus pour une réduction de la dimension spirituelle et communicative.
Gromovar a dit…
Je crois que le capitalisme est cause et conséquence de l'individualisme.
La sécularisation et l'apathie politique aussi (même s'il y aurait beaucoup à redire sur le mythe d'un passé où l'engagement politique aurait été fort, passé qui n'a été que de courte durée).
Ce dont manque l'homme moderne (et le capitalisme y participe) c'est d'une transcendance de quelque nature qu'elle soit.
La Mettrie a dit…
Il FAUT que tu lises Schmitt ! Il avait compris et décris d'une manière très intéressante ce qui nous arrive et pourquoi. Et lui prend le point de vue macro, le meilleur à mon avis.
"La consommation, l’enrichissement, on s’en lasse vite. On oublie vite d’où on vient et on veut de nouveau plus."
Schopenhauer en disait autant.

Ceci dit, le livre doit être intéressant, mettant de manière réfléchie et "scientifique" des analyses qui convergeraient avec les miennes. Mais à lire un ouvrage comme celui-là, j'en sortirais encore plus aigri... Comme de tous ces livres "altermondialistes" lus autrefois...
Gromovar a dit…
@ La mettrie : Quel Schmitt ?

@ Julien : Un peu déprimant il est vrai.
Si tu as l'occasion d'y jeter un oeil, il n'est pas indispensable mais intéressant.
La Mettrie a dit…
Le Schmitt, Carl de son prénom. Le Nomos De La Terre, tout ça.
Gromovar a dit…
Il me semblait aussi. Mais comme Schmitt a été excommunié par le sinistre Zarka, je me posais la question.