La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Cookie cutter human


Il y a bien longtemps de ça j'ai lu « Génération X » de Douglas Coupland. L'une des choses qui m'a le plus marqué dans cet excellent livre, au point que je m'en suis toujours souvenu, c'est que l'auteur y disait que l'avalanche d'informations apprend aussi peu que l'absence d'information et quelle est, de plus, néfaste. C’est l'une des idées qu'on retrouve dans "Joueur_1", son dernier, court, et bon roman.
Le monde que nous connaissons se termine. Il touche enfin, après l'avoir craint pendant des années, le pic pétrolier qui l'obligera à sortir de la civilisation de l'énergie abondante et bon marché.  La transition est douloureuse, le monde convulse, émeutes, accidents, violences, les humains expriment leur rage de voir s'achever leur mode de vie et leur peur face à ce qui va advenir. Pendant les cinq premières heures de ces événements, dans un huis clos étouffant, l'auteur place le lecteur face aux réactions et aux doutes de cinq personnes qui ne se connaissent pas, coincées dans un des lieux les plus impersonnels qui soit : un bar d'hôtel d'aéroport.
Dans ce petit livre, Coupland se livre à un patient mais méthodique travail de déconstruction. Dans ce bar se trouvent quatre personnages « normaux » : une divorcée de quarante ans qui vient à un rendez-vous par Internet, l’autre moitié du rendez-vous, semblable socialement mais pas culturellement, le barman, ancien alcoolique divorcé, qui croit qu’il redonnera sens à sa vie grâce à l'aide d'un gourou, un ancien pasteur qui vient de perdre la foi et s'est enfui avec le tronc de l'église. Il y a aussi un personnage « anormal » : une jeune fille handicapée par de nombreux troubles mentaux de type autistiques, et qui cherche un reproducteur pour se prouver et prouver à son père qu’elle est malgré tout humaine ; en arrière-plan l’avatar virtuel de la jeune fille s’exprime aussi pour synthétiser sans affect les situations.
La confrontation entre ces deux groupes de personnages est l'occasion pour Copland d'interroger les conventions, le sens des mots que nous prononçons sans cesse (sans y mettre le moindre sens fort), les attitudes et autres signaux non verbaux que nous émettons à longueur de temps afin de faire savoir aux autres ou de nous synchroniser avec eux. La jeune fille autiste ne sait pas véritablement interpréter ces signaux, et elle ne sait pas les émettre spontanément. Elle a dû apprendre à décoder ce qui est évident pour tous, et s'entraîner à émettre volontairement et consciemment ces signes qui lui permettront de communiquer avec ses semblables. Elle montre au lecteur à quel point tout n'est que signes, que ces signes n'ont pas de sens intrinsèque, et, qu'en émission comme en interprétation, ils ne sont que le résultat d'un apprentissage suffisamment réussi pour devenir inconscient. Dans le même temps, ses quatre compagnons d'infortune jouent parfaitement leur rôle et le jeu plus global de la communication interhumaine, mais ils entretiennent sans cesse un dialogue interne qui montre qu'ils n'y croient plus. Ils ne croient plus à leurs objectifs, ils ne croient plus à leur rêve, ils ne croient plus au jeu qu'ils ne jouent plus que par habitude, ils s'interrogent même sur ce qui fonde leur identité.
Qu'est-ce qui me distingue de toi, lecteur ? Pour Coupland, la réponse est « quelque milligrammes d'ADN » ; tout le reste est générique, identique d'un être humain à l'autre, et même commun avec le reste des créatures vivantes. Mais, on objectera, il y a la conscience. Ce qui fait l'homme, ce n'est pas son corps, c'est sa pensée. Et elle est propre à chaque individu. Est-ce vrai ? Pour Coupland, même les consciences sont peu différenciées. La femme de quarante ans, secrétaire de psychiatre, voit défiler toujours les mêmes pathologies, exprimées dans les mêmes mots. L'ancien pasteur s’est lassé de faire éternellement le tour des sept mêmes péchés capitaux. Il en est venu à espérer qu'un huitième apparaisse pour changer un peu. Plus généralement, les humains, dans un même et bel élan, croient qu'il est capital d'avoir des rêves et de tenter de les réaliser, alors même que la majorité d'entre eux devra y renoncer, et souffrira pendant les années que durera le deuil. Seule la jeune fille autiste, qui regarde le monde comme un Candide, amène quelque chose de neuf, en interrogeant ce que personne n'interroge, offrant par là un point de vue intouché par la banalité de l’automatique humanité. Les autres, par-delà quelques détails qui leur paraissent essentiels, se ressemblent tous. Consommation, religion, individualisme, c'est de ces croyances futiles et de ces actes à courte vue et à faible implication que les humains remplissent leur vie. Coupland propose une autre vision du monde, un autre objectif, par la bouche de l'ancien pasteur qui propose sept nouveaux péchés capitaux utiles pour notre temps : accepter de tolérer la surcharge d'information, négliger de maintenir la démocratie, ignorer délibérément l'histoire, considérer sur le même pied la consommation et la créativité, rejeter la réflexion, croire que le spectacle est la réalité, vivre par procuration avec les célébrités.
Le manque de pétrole obligera les humains à sortir du dreaming innocence, pour le meilleur peut-être, mais d'abord pour le pire, et à gagner un peu de cette profondeur qui leur fait si souvent défaut. En effet, la fin de la civilisation, qui donnaient place, sens, et objectifs, à la vie de chaque individu, pourra les laisser dépourvus, livrés à une violence stérile, ou les obliger à redéfinir leur identité dans le cadre d'un monde nouveau. Dans le livre de Coupland, on comprend qu’un monde nouveau naîtra, passés les longs et douloureux soubresauts de la transition. Espérons qu’il a raison d'être optimiste.
Joueur_1, Douglas Coupland

Lu dans le cadre du Challenge Fins du Monde de Tigger Lilly

 

Commentaires

Acr0 a dit…
"l'auteur y disait que l'avalanche d'informations apprend aussi peu que l'absence d'information et quelle est, de plus, néfaste. " C'est tout à fait ça dans son roman :)
Tu es d'accord quand Coupland émet l'idée que même la conscience /disons "les" consciences sont aussi stéréotypées et ont peu de différences les unes par rapport aux autres ?
La Mettrie a dit…
Ouvrage qui ressemble à un crachat grandiose au visage désespérément naïf du "wishful thinking".

Autre chose :

"Elle montre au lecteur à quel point tout n'est que signes, que ces signes n'ont pas de sens intrinsèque, et, qu'en émission comme en interprétation, ils ne sont que le résultat d'un apprentissage suffisamment réussi pour devenir inconscient."

J'ai cru distinguer dans ce passage de ta chronique un soupçon de lacanisme (et tu sais l'affinité que j'ai avec cette délicieuse discipline).
Efelle a dit…
Intéressant comme tout, va falloir que je me le note. Encore...
Gromovar a dit…
@ Acr0 : Au moins sur l'idée qu'il y a quelques types généraux auxquels la plupart des gens appartiennent.

@ La Mettrie : En rédigeant, j'ai eu l'idée d'un jeu de mot lacanien puis je ne m'y suis pas laissé aller.

@ Efelle : Désolé.