La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Il n'y a de Dieu que Dave, et Dave est son prophète


"Le Livre de Dave" est le dernier roman paru en France de Will Self. Cet anglais, proche du mouvement de l'Anticipation sociale, est connu pour de nombreux romans dystopiques et déviants, parmi lesquels "Les Grands singes" ou "Mon idée du plaisir".
Dave Rudman est un chauffeur de taxi londonien. Cet excellent homme n'aime ni les femmes, ni les étrangers (y compris les irlandais, écossais, et gallois), ni les riches, ni les pauvres, ni l'autorité, ni les politiques, etc... A l'issue d'un mariage improbable et raté (émaillé de nombreuses violences perpétrées à l'encontre de sa femme et de son fils Carl), il sombre dans la folie et écrit un Livre qu'il enterre dans le jardin de son ex. Ce Livre contient sa vision fantasmagorique de l'existence, centrée sur Londres et ses rues, assortie d'un ensemble de règles à respecter dans le monde social, tirées de sa grande expérience de la vie, notamment une séparation absolue entre les hommes (les papas) et les femmes (les mamans), ainsi que des lettres à son fils Carl qui sont autant d'épitres.
Un cataclysme survient, hors champ. Les survivants reconstruisent un monde dans lequel nous entrons en 509 après Dave. Ses écrits, retrouvés, ont servi de fondement à la nouvelle organisation sociale. Dans un royaume d'Angleterre en grande partie submergé et d'où la technologie a disparu, un nouveau Moyen Age est né, dur, stratifié, et inégalitaire. Dans les cieux de ce temps, Dave est l'incarnation du divin et 'Chelle (Michelle, son ex) incarne le Mal. A côté du pouvoir royal, l'institution religieuse totalitaire du PCO régit la vie dans ses moindres aspects, contrôlant tout et tous, et punissant de mort les réfractaires. Car il y a quelques réfractaires, porteurs supposés d'un mythique second livre de Dave qui contredirait le premier.
"Le Livre de Dave" raconte donc deux histoire entremêlées : celle de la chute et de la rédemption de Dave Rudman ici et maintenant, et celle d'une tentative avortée de réforme religieuse dans le monde du VIème siècle après Dave. C'est un roman très riche dans lequel les idées et les références foisonnent. En le lisant on pense à Ballard, à Houellebecq, à Easton Ellis, à Palahniuk, tous auteurs qui savent faire de l'étrange et du fantastique dans de la littérature blanche. C'est un talent assez rare, car l'équilibre entre le réel et le fantastique est difficile à tenir sans trop verser dans l'un ou l'autre.
Le monde d'aujourd'hui est vu par les yeux d'un homme qui a une vie atroce. Dave est un sale type, mais la vie ne l'a pas aidé. Au bas de la société, il subit le mépris de tous, et ne peut survivre qu'en méprisant lui-même, plus intensément encore, ceux qui ont moins que le peu qu'il a. Il n'aime personne, mais à part ses vieux potes, personne ne l'aime non plus, et surtout pas sa femme Michelle qu'il dégoute et qui se saoule pour avoir des rapports sexuels avec lui. Il faudra qu'on s'intéresse un peu à lui pour qu'il s'humanise et montre que s'il est capable d'atrocités, au moins en pensée, il est aussi à même d'être un homme bon. Self montre aussi fort justement comment, dans nos sociétés démocratiques passionnément égalitaires, comme l'écrivait Tocqueville, la parentalité est vue comme la seule oeuvre créative qui soit à la portée de tous, même des moins talentueux, ce qui lui donne une place centrale dans notre Weltanschauung. Rien d'étonnant donc à ce que les hommes deviennent des "papas" et les femmes des "mamans".
Le monde davien illustre à merveille la folie et l'obscurantisme religieux. A partir d'un texte écrit par un homme asocial et délirant est bâtie une société où les hommes et les femmes vivent séparés, où les hommes ont tous les droits sur les femmes, où les enfants partagent réglementairement leur vie entre leur père et leur mère. Les trajets en taxi de Dave deviennent des mantras à réciter par les croyants, et une ville "New London" est édifiée selon le "plan" indiqué par Dave dans son Livre. Le dogme a ses gardiens qui torturent et tuent pour le protéger, sans jamais l'interroger. L'intolérance est totale car comme tout monothéisme détenteur de Vérité, le Davinisme a des prétentions totalitaires. L'église est omnipotente, et nul, si grand soit-il, n'est à l'abri de son courroux. Sy, un paysan illuminé surnommé le Gus, tentera d'apporter une parole plus humaine. Son personnage, entre le Christ et Luther (à qui le roman est dédié) veut initier une communication directe entre les humains et Dave, sans l'entremise des prêtres. Il le paiera de la torture et de l'exil. Ses partisans auront aussi à souffrir d'avoir voulu la cohabitation des papas et des mamans, et une forme d'Inquisition détruira la seule chose belle de ce vilain monde.
Disons pour terminer que ce beau roman se mérite. La construction alterne époque moderne et époque davinienne, et les moments n'y sont pas présentés chronologiquement. Il faut reconstruire la narration en s'aidant des dates en tête de chapitres. Self invente un monde proche du notre mais assez différent pour nécessiter une appropriation qui n'est pas immédiate. Il utilise enfin le langage du davinisme, mélange de cockney déformé, de termes courants détournés de leur usage habituel, et de néologismes. "Le Livre de Dave" est un livre qu'il faut lire concentré. C'est un anti-roman de plage. Mais ceux qui feront l'effort, réel, de lire, découvriront un bien bel ouvrage, triste comme une défaite inéluctable.
Le Livre de Dave, Will Self

« Ce livre a été chroniqué dans le cadre de la rentrée littéraire 2010 en partenariat avec Ulike. »

Commentaires

Efelle a dit…
Pas pour tout de suite donc mais il faut que je le gardes à l'esprit
arutha a dit…
Magnifique chronique qui donne bien envie de découvrir de roman. Même si on peut se demander s'il est utile d'écrire une fiction sur un sujet qui dans la réalité dépasse tout ce qu'un auteur peut imaginer. Les religions monothéistes nous ont, en effet, comme tu le rappelles, habitués à ces mondes totalitaires.
Gromovar a dit…
Je sais comme les PAL et les LAL sont déjà trop boursouflées. Ca peut vous faire le livre de blanche de l'année ;-)
Munin a dit…
Très belle chronique. Mais je m'interroge : il y a des elfes et de la magie ?
;)
Gromovar a dit…
Bien sûr que non. Sinon, c'est Bob qui l'aurait publié.
Guillmot a dit…
Très bonne chronique, ce livre a l'air vraiment intéressant. Encore un pour la LAL, bigre...
Gromovar a dit…
L'avantage de la LAL, c'est qu'elle est gratuite ;-)

Sinon, j'ai très envie de lire le dernier Houellebecq (je suis un grand amateur du gars) mais tout ce que j'en lis à droite à gauche m'inquiète fortement.
El Jc a dit…
Cela donne envie c'est clair. Difficile de ne pas être tenté après une telle chronique.
Gromovar a dit…
S'il en vend un million, je crois que je vais lui demander un pourcentage ;-)