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| Grand format d'image pour grand album ;) |
Cave Girls de Greg Broadmore, assisté d’Andy Lanning et Nick Boshier. Ouch ! Quelle claque !
L’album, monumental par sa taille et son poids, est une succession ininterrompue de planches plus impressionnantes les unes que les autres.
Tout commence par un petit morceau de viande que Chemin-Droit, chasseuse préhistorique, donne à un vélociraptor qu’elle appelle ironiquement Gringalet. Un don qui lui sauvera la vie bien plus tard, quand Gringalet aura l’occasion de lui renvoyer l’ascenseur.
Wait ! On rembobine. Chasseuse préhistorique et vélociraptor ! On comprend là que ce premier volume de la série Cave Girls se passe dans un monde uchronique, ou fantastique, ou, mieux encore, d’héroïc fantasy. Car s’il y a un âge barbare c’est ici qu’il se trouve, bien plus encore que dans le monde de Conan.
Autre différence de taille, la tribu de Chemin-Droit n’est constituée que de femmes et de filles. Aucun homme à l’horizon de ces amazones dont la plus éminente a même perdu son sein, comme les guerrières légendaires de la mythologie grecque. C’est cette chasseuse, prédestinée peut-être, qui apportera le changement dans un monde de tradition.
Il faut dire que le monde de Chemin-Droit est dur et que la tradition protège et rassure. On y meurt jeune, tuée par les nombreux dinosaures qui arpentent les terres, on y a souvent faim car la chasse est si périlleuse qu’elle n’est pas toujours fructueuse – si souvent faim que la peine pour le vol de nourriture est la mort.
C’est là, autour de la chasse, que Chemin-Droit apporte son idée nouvelle : apprivoiser une meute de tyrannosaures en tuant son dominant, et pour ce faire planifier, préparer le terrain, agir en groupe coordonné. Dans le film de Cooper et Schoedsack, le gorille géant tuait le tyrannosaure pour protéger la femme, ici c’est un groupe de femmes organisées qui tue le prédateur et domine ses affidés. Des femmes puissantes, ce concept qui anime tant les féministes militantes, ici en majesté comme rarement ailleurs.
Le monde de Chemin-Droit est aussi habité – hanté – par l’Albinos, un très vieux tyrannosaure qui menace sans cesse et se réveille périodiquement comme un dragon de Melniboné. Il faut le vaincre ou le contraindre, mais cela n’est pas aussi « facile » qu’avec ses plus jeunes congénères.
Là où les dieux immatériels servent à expliquer le destin et les chemins empruntés par des hasards qui peuvent être favorables ou néfastes, l'Albinos serait la divinité locale. Il est, d’une certaine façon, ce dieu ou ce père qu’il faudrait tuer pour devenir enfin adulte et libre – Nietzsche ou Freud ne me contrediraient pas, du moins je l’espère.
Le monde de Chemin-Droit est encore un monde dans lequel, à intervalles réguliers, des « mères » choisies par la tribu vont chercher, dans une grotte mystérieuse, les enfants qui en sont l’avenir. Des bébés filles y apparaissent sans qu’on sache trop comment, dans un « lac de sang » auquel il faut les arracher au péril de sa vie ; toutes les mères putatives ne reviennent pas de la quête reproductive – métaphore des affres et périls de l’accouchement. Les filles ramenées seront nourries par les « nourrices », seules parmi les femmes à ne pas être « sèches ». Mais la dernière moisson se passe mal et Chemin-Droit est accusée d’avoir fâché les dieux en s’opposant à la tradition. D’autant qu’elle ramène un inédit bébé à pénis, un être maudit qui apporte le dissensus dans la communauté. Chemin-Droit doit fuir, pourchassée par les chasseuses de la tribu.
Ce premier volume de la série Cave Girls est incroyablement beau. Je ne suis guère fan des BD très silencieuses, mais ici il y a tant d’expressivité dans les visages des femmes et les postures des chasseuses ou des dinosaures qu’une histoire complexe y est racontée à merveille à l’aide de seulement très peu de mots. Ajoutons-y la dynamique vibrante des scènes, l’apport capital des couleurs, qui effraient quand elles sont de sang giclant et apaisent – quelques instants seulement – quand il s’agit du vert du couvert végétal, les cadrages qui placent le lecteur au cœur d’une action frénétique, et tu auras, lecteur, un album qui captive de la première à la dernière planche, tant par l’enjeu qui n’est autre que celui de la survie individuelle et collective que par la façon dont celui-ci est mis en mouvement sous tes yeux ébahis.
Et puis il y a les thèmes traités : l’opposition entre tradition et modernité, la science et la technique (comme aurait dit Habermas) contre l’habitude et la foi, la violence inhérente à toute communauté organisée – Durkheim expliquait que le droit y était essentiellement répressif –, le passage de la collecte des ressources à l’apprivoisement de celles-ci.
C’est donc beau, dramatiquement beau, malin, intéressant, en un mot indispensable. Courez l’acheter, pauvres fous !
Cave Girls vol 1, Broadmore, Lanning, Boshier

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