Emilie Querbalec : Mes Utopiales de B à V

Comme chaque année, vers Samain, se sont tenues les Utopiales à Nantes. 153000 visiteurs cette année, et moi et moi et moi. Ne faisons pas durer le suspense, c'était vraiment bien !!! Genre grave bien !!!! Aux Utopiales il y a surtout des auteurs qu'on va retrouver jour après jour ci-dessous (ou dessus, ça dépend dans quel sens vous lisez) , sur plusieurs posts successifs (survivance d'un temps où on économisait la bande passante – « dis ton âge sans dire ton âge ») . Tous les présents aux Utos n'y sont pas, c'est au fil des rencontres que les photos sont faites, la vie n'est pas juste. AND NOW, LADIES AND GENTLEMEN, FOR YOUR PLEASURE AND EDIFICATION, THE ONE AND ONLY EMILIE QUERBALEC

Navola - Paolo Bacigalupi


Davico est le fils unique de Devonaci di Regulai, riche banquier et homme d’influence dans la cité marchande de Navola. Il se raconte à la première personne dans Navola, le dernier roman de Paolo Bacigalupi (Prix Planète-SF 2012 pour La Fille automate) ; Navola, un texte brillantissimo !!!

Navola, péninsule céruléenne. Navola est, pour la décrire vite, une ville italienne de la Renaissance, Florence ou Venise version Bacigalupi. Tellement italienne de la Renaissance qu’elle se situe au Nord d’une péninsule, tellement italienne de la Renaissance qu’elle fut part d’un empire depuis longtemps effondré.
Navola est gouvernée par une sorte de conseil auquel siègent tant de vieilles aristocraties patriciennes que des hommes nouveaux (à Rome on aurait dit des chevaliers), banquiers ou chefs de guilde. A ce conseil, les Di Regulai, riche famille ayant connu sur trois générations une rapide ascension sociale, ne siègent pas, ils se contentent de tirer des ficelles en coulisses. A Navola comme partout l’argent est le nerf de la guerre, et les Di Regulai en ont beaucoup.
Rien d’original à cette pratique ceci dit, à Navola tout le monde (hormis le peuple qui ramasse les miettes) tire des ficelles, intrigue, négocie, bluffe, ment, se trouve au centre d’un réseau de créanciers et de débiteurs, tant d’argent que de faveurs ou de soutien politique ou militaire. Tout le monde participe à la guerre constante de tous contre tous à l’intérieur de la cité comme entre cités rivales ; tout le monde mais pas, s’il pouvait suivre son inclination, Davico di Regulai, un garçon honnête et droit que son père forme avec difficulté pour qu’il lui succède. Navola raconte sa jeunesse, ses années de formation, puis bascule dans l’horreur quand la dureté du monde se rappelle à l’aimable jeune homme.


Navola est un roman impressionnant.

D’abord pour son worldbuilding. 
Dans Le Commerce des promesses, Pierre-Noël Giraud explique la finance comme un échange de promesses, d’obligations, de dettes, régulé par le droit et assis sur la confiance elle-même fondée sur la réputation et un océan d’informations fiables. Des promesses, c’est ce que reçoit la famille Di Regulai en échange de l’argent qu’elle prête. Voilà pourquoi elle doit avoir un réseau d’informateurs digne d’un service secret. Voilà pourquoi elle doit avoir une réputation tant de fiabilité que d’implacable sévérité. Voilà pourquoi elle est toujours en négociations, toujours à dissimuler ses faiblesses, toujours à afficher ses forces, toujours à guetter les mensonges ou les omissions de ses interlocuteurs. Voilà pourquoi aussi elle doit punir sans faillir ceux qui lui mentent, d’une manière que ne renierait pas ce Parrain auquel la 4e de couv fait allusion. Elle a, comme toutes les grandes familles, une garde privée pour ça, et aussi un stilettotore, le meilleur du monde peut-être, pour ces moments où l’ops doit être black.
Mais il n’y a pas que la ville et ses intrigues dans Navola. Inspiré par la Renaissance italienne, soutenu par tout un langage imagé créé par l’auteur, il y a dans ce roman un monde entier, avec une histoire, une géographie, des religions, une philosophie, une poésie, des légendes et des mythes, plus ou moins étayés, plus ou moins édifiants.
Il y a aussi (on est chez Bacigalupi, il y a même une référence claire à sa novella The Alchemist) une opposition métaphysique entre le monde des hommes (pour aller vite) et celui de la nature (là aussi pour aller vite), une coupure causée par la séparation des hommes d’avec la toile de la nature. Et Davico, pauvre Davico, est tiraillé entre les deux : vivant dans le monde des hommes et singulièrement dans ce qu’il a de plus humain et donc de plus contourné, alors qu’il appartient fondamentalement à celui de la nature dans laquelle il peut se fondre avec une aisance sans égale (on peut faire un parallèle avec le Fitzchevalerie de Robin Hobb).

Ensuite pour ses personnages.
Davico, qui raconte, sur le tard, à la première personne, sa vie, est brillamment développé.
Bacigalupi décrit avec finesse et pertinence les tourments d’un enfant qui doit apprendre, apprendre, apprendre encore quand les autres juvenis peuvent jouer ou courir librement, d’un jeune qui comprend très tôt que des menaces environnent sa famille, aussi constantes que l’air qu’il respire, d’un adolescent timide qui s’éveille à un désir sexuel qui le taraude mais ne sait pas comment y céder dans ses propres termes ou dans la discrétion, d’un homme en devenir qui doit prendre progressivement sa place dans les affaires familiales alors qu’il n’a ni le goût ni les compétence pour ça. Puis arrivent les épreuves, tout change, et leur impact sur Davico est longuement et justement brossé.
Il y a aussi tout l’entourage du jeune homme, sa sœur adoptive Célia, son père Devonaci, Ashia, la maîtresse de celui-ci, Cazzetta le stilettotore familial, Aghan Khan le capitaine des gardes, Merio le directeur financier, etc. Chacun assez bien croqué pour ne pas être un simple pion, chacun doté d’une vraie épaisseur. Même ceux que je ne nomme pas et qui ne sont qu’en deuxième rideau participent de la création d’un monde vivant, animé, plein d’interactions et de sollicitations.
A côté, il y a bien sûr, ne les oublions pas, des adversaires et des ennemis, spectaculaires, menaçants voire proprement effrayants.
Et il y a aussi, dans un monde et des choix parallèles à ceux des hommes, les femmes, obligées de pratiquer à chaque instant de leur vie au sein d’un monde fait pour les hommes ce facchioscuro qui consiste à dissimuler ses vraies pensées et que Davico maîtrise si peu, facchiociaro qu’il est, cet âne !
Enfin il y a le dragon, son œil pour être précis, artefact à l’origine incertaine, possession Di Regulai, symbole de puissance et de richesse, qui est moins mort qu’il n’en a l’air et qui jouera un rôle important au contact d’un héritier doté d’un lien tout particulier avec le monde non humain.

Enfin pour son intrigue.
Sur laquelle je ne dirai rien ou presque (la 4e de couv suffit largement) car il faut découvrir par soi-même. Ici plus qu’ailleurs peut-être car le jeu de bluff constant des navolesi est joué aussi par un Bacigalupi qui ne dévoile ses cartes qu’avec parcimonie avant de retourner la table sous les yeux époustouflés du lecteur (« In chess, you play the table. In cartalegge, you play the people around the table »). Le jeu, les négociations commerciales, les guerres secrètes ; quelle part du résultat tient au hasard (à Lady Fortuna) et quelle part à la stratégie, c’est sur cette question que Davico devra évoluer s’il espère survivre dans un monde décidément trop dur pour ce jeune homme doux.


Gromo warning :
Sache, lecteur, que la première moitié du roman est lente. Presque 300 pages de formation, de découverte tant du monde et de sa richesse que de l’univers Di Regulai et de la personne de Davico. Ca peut te paraître long, ça m’a parfois paru long, mais la profondeur insigne du worldbuilding et la grande beauté de l’écriture justifient à eux seuls de lire ces pages. Si tu as lu La Fille automate, et que tu te souviens de la description du marché au début, on est durant 700 pages dans ce niveau de détails.
Sache aussi que Davico, tourmenté par le rôle qu’il devra jouer et la fonction qu’il devra occuper, te semblera peut-être trop geignard – un genre de Fitzchevalerie dans ses premières années. Tu auras envie de le secouer, comme j’en ai eu envie et comme tente de le faire, de plus en plus fermement, toute sa famille. Mais il faudra le feu des épreuves – d’épreuves que tu es loin d’imaginer maintenant – pour que, tel un glaive trempé après avoir été frappé encore et encore par le marteau du forgeron, Davico devienne le héros (?) le monstre (?) le combattant (?) le sorcier (?) qui prendra en main un monde dont toute sa jeunesse l’a protégé.


Navola, pour te le situer, lecteur, pourrait être quelque part entre Game of Thrones (4e de couv), L’Assassin Royal, Gagner la guerre vu côté puissants, ou une tragédie shakespearienne, une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.
Sache aussi que c’est un roman qui te plongera dans un monde aussi riche, voire plus, que celui que tu quittes, un monde vivant et bruissant, croqué avec force détails par un auteur à qui l’on ne peut que donner le titre de démiurge.
Mais sache surtout, lecteur, que Navola est un roman qui régulièrement coupe le souffle, littéralement. Bacigalupi parvient à créer une tension extrême dans nombre de scènes ; il t’agrippe comme bien peu d’auteurs savent le faire, il te presse comme dans un étau, il te coupe la respiration, et tu poses le livre, scène finie, en te disant que cette immersion et cette montée de tension artérielle, si rarement aussi intenses, c’est précisément pour ça que tu lis des livres. Tu restes médusé, comme KO, puis tu reviens à toi et tu as alors envie d’embrasser Bacigalupi pour t’avoir offert le sentiment de vivre plus fort pendant quelques moments ; ceci, ça n’a pas de prix, pour tout le reste...tu connais le slogan j’espère.

Vivement l'inévitable suite !

Navola, Paolo Bacigalupi

Commentaires

Anonyme a dit…
Bonjour et merci pour ton blog.
Sais-tu si une traduction en français est prévue ?
Gromovar a dit…
Oui. Au Diable Vauvert.