Le démon de Maitre Prosper - KJ Parker VO

Sortie hier de la traduction française de la novella Prosper's Demon , de KJ Parker, qui était chroniquée ici il y a quelques années . Intitulée Le Démon de Maitre Prosper en France et traduite par l'excellent Michel Pagel, elle sort à L'Atalante et, tu le sais lecteur si tu as lu ma chro, elle est bien sympathique.

Venomous Lumpsucker - Ned Beauman


Nord de l'Europe, quelque part entre 2032 et 2045. Karin Resaint est une biologiste chargée de déterminer si telle ou telle espèce animale est « intelligente » ou pas. Mark Halyard est un « environmental impact coordinator » – whatever the fuck that may be, a real bullshit job sans aucun doute. Tous les deux travaillent en ce moment pour la Brahmasamudram Mining Company, une société minière indienne. Halyard est un salarié de la firme, Resaint une consultante chargée de remettre un rapport objectif sur l'intelligence de Venomous Lumpsucker, une espèce de poissons menacée par les activités minières sous-marines de la compagnie.


Pour Resaint, pas de doute, Venomous Lumpsucker est un poisson intelligent – dans les limites bien sûr de ce qu'à cette époque on nomme intelligence animale – et ce fait confère à l'espèce une protection supplémentaire par rapport à l'espèce menacée standard. Rapport rédigé, spécimens renvoyés dans leur milieu, pour Resaint, qui a travaillé à partir d'un bateau de la Brahmasamudram, il n'y a plus qu'à retourner sur la terre ferme et à commencer une autre mission.

Halyard a d'autres préoccupations. Le jeune et fringant cadre a organisé une malversation qui doit lui permettre de s'enrichir sur le dos de sa compagnie. Vente à découvert à l'aide de titres « empruntés » à sa firme puis titres rendus discrètement, on n'y verra que du feu. Jackpot ! Bingo ! Et alors pour lui un accès bien plus étendu à ces repas gastronomiques dont il est fou et qui, changements aidant, sont encore plus hors de prix qu'aujourd'hui. Hélas pour tout ce joli montage qui mobilise des titres indexés sur le statut de Venomous Lumpsucker, l'espèce est, dit-on, intelligente – ce qui rend l'opération un peu plus coûteuse – mais surtout une moissonneuse sous-marine mal programmée vient de détruire irrémédiablement son dernier spot de reproduction connu.

Et pour parfaire la catastrophe, un énorme hack mondial fout en l'air le système dans lequel tout ce petit monde grenouille.

Alliés de circonstance, Halyard et Resaint se lancent alors dans une course de dératés à travers l'Europe du Nord pour tenter de trouver de nouveaux spécimens miraculeusement préservés, s'il en existe. Chacun avec son propre agenda.


Ned Beauman est un écrivain britannique. Il n'a pas 40 ans. Deux de ses cinq romans ont déjà été publiés en France. Et il vient de remporter un Arthur C. Clarke Award 2023 mérité pour Venomous Lumpsucker, une satire ironique et pertinente sur la financiarisation de la protection environnementale, spécifiquement ici sur la biodiversité et cette excroissance inventée qu'il nomme « extinction industry ».


De quoi parle-t-on ? La biodiversité, l'un des deux éléments environnementaux avec le climat qui, selon les économistes, doivent faire l'objet d'une approche par substituabilité forte, autrement dit qui ne peuvent donner lieu à substitution (je sais, le terme est bizarre). Il faut préserver le climat et la biodiversité car, pour l'un comme pour l'autre de ces capitaux naturels, aucun apport de travail ou de capital technique ne serait suffisant pour compenser le coût de leur perte. Il faut donc les protéger sous peine de conséquences dramatiques pour nous (la Terre, elle, a le temps de voir venir).


Commençons par ce qui existe ici, la protection du climat. Pour ceci, l'une des approches est la gestion par le biais d'un marché des droits d'émission (de CO2) – que les Verts, jamais à court d'une putasserie, appellent droits à polluer. Dans ce système, les organisations supranationales, telles que l'UE appliquant les accords de Paris, distribuent aux grandes entreprises et aux Etats des droits d’émission de CO2 qu'ils ou elles doivent pouvoir présenter comme contrepartie de leurs émissions. Ces droits sont pour partie donnés (comme allocation minimale dans une monde non décroissant) et en grande partie vendus aux enchères ; les Etats en reçoivent aussi, qu'ils attribuent à leur convenance. Pour que ces droits ne soient pas la simple matérialisation physique d'une réglementation, existe un marché des droits sur lequel les entreprises en excès de droits (moindre activité conjoncturelle ou technologie moins polluante) peuvent les vendre à celles qui en manquent, fixant ainsi un « prix du carbone » et assurant une allocation des ressources (en l’occurrence le droit d'utiliser des combustibles fossiles pour produire) optimale, supérieure en tout cas à ce que donnerait une gestion réglementaire par des seuils maximums qui serait structurellement sous-optimale. Pour respecter les objectifs des accords internationaux, le nombre de droits distribués à vocation à diminuer chaque année, et c'est ce qui se produit dans le réel.

Cette gestion par le marché (financier) présente tous les avantages (optimalité à l'équilibre) et tous les inconvénients (détournements frauduleux) des systèmes financiers, le principal étant que certains, dans le cadre d'Etats régulateurs faibles, vont se servir du marché pour s'enrichir sans ajouter au bien-être global. Car si Haylard magouille, que dire alors des entreprises de son monde qui ont fait du détournement du marché le cœur de leur activité ?


Mais de quel marché parle-t-on dans son monde justement ? Réponse : de celui de la biodiversité.

Dans le monde de Venomous Lumpsucker existent des « droits d'extinction » qui sont l'équivalent des droits d'émission. Un droit autorise une entreprise à provoquer par ses activités l'extinction d'une espèce – tout le reste du mécanisme est identique à celui concernant les droits d'émission à un détail près : une espèce intelligente coûte treize droits au lieux d'un.

Identique hélas jusqu'aux embrouilles auquel le marché donne lieu et qui sont le sel de l'histoire racontée par Beauman. Sociétés spécialisées dans le portage des droits d'extinction, spéculation, bataille autour de la réglementation et des définitions (une espèce peut ne plus compter aucun membre et pourtant ne pas être considérée comme éteinte), lobbying, corruption, extinction-washing avec les espèces « sauvées » qui permettent de gagner des droits gratuits qu'on pourra revendre, jusqu'à la « création » d'espèces inédites car une espèce créée annule une espèce éradiquée (l'équivalent de la très imparfaite compensation carbone par le reforestation), etc.

Si tu connais, lecteur, tout ce qui gravite autour du marché du carbone, tu retrouveras les mêmes pratiques ici. C’est très bien vu, je ne détaille pas, il faut que tu travailles un peu aussi. Sache seulement que si Haylard magouille petit, pour quantité d'entreprises de son monde la manipulation du marché est l'activité principale.


Tout ceci, qui peut paraître technique, est distillé par Beauman au fil d'un roman qui est un buddy-novel comme on parle de buddy-movie. Réunis par les circonstances, opposés dans leurs intérêts initiaux et et aux antipodes l'un de l'autre pour ce qui est des objectifs finaux et de la vision du monde, la biologiste et le cadre vont s'épauler et peu à peu apprendre à s'apprécier (et je ne parle pas de sexe ici, mais sache, lecteur, qu'il y a bien une scène de sexe, pas entre eux deux, et qu'elle est drolatique).


Le ton général du roman, très speed, ironique et pince-sans-rire, est vraiment bien vu et souvent très drôle. Les personnages sont attachants de par leurs défauts même, qu'on parle ici de la suicidaire et un peu illuminée Resaint ou du vain et un peu magouilleux Halyard (dont le cynisme est confondant au point d'être très amusant) – aka « le salaud et la dingo ». Car, par-delà leurs défauts que l'auteur grossit en caricaturiste, tu chemineras, lecteur, avec deux personnes foncièrement honnêtes, chacune à sa manière particulière résultant de son histoire et de ses faiblesses, l'idéalisme de l'une étant un contrepoint intéressant à l'opportunisme de l'autre et vice-versa.

Autour d'eux, dans la périphérie immédiate ou dans l'avalanche incontrôlée de situations larger than life aux limites de l'absurde qui constituent le roman, gravitent des personnages secondaires qui apportent leur touche impressionniste du monde dans lequel ils vivent, qu'on parle de camp de travailleurs migrants, d'île-Etat libertarienne, de sociétés gérées par smart contracts, de géo-ingénierie, d'assistants personnels intelligents, d’algorithmes en roue libre, ou d'un Royaume-Uni à la dérive avec lequel Beauman a visiblement des comptes à régler, ce qu'il fait bien mieux que d'autres auteurs engagés dans la même démarche.


L'ensemble constitue un roman qui, même s'il ralentit un peu dans la seconde moitié, est un plaisir de lecture car il amuse en abordant des questions graves ; les concernés de toutes obédiences feraient bien de s'inspirer de cette approche.

Venomous Lumpsucker est à lire. C'est un Misère de l'environnementalisme drôle et pertinent à la fois.


Venomous Lumpsucker, Ned Beauman

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