La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Composite - Olivier Paquet


France, 2035.

Le monde est le nôtre avec treize ans de plus. Tout y est plus. Plus de réseaux sociaux, des GAFAM que leur fusion ont rendu plus imposants encore, plus de nature à reconstituer après les errements de presque un siècle d'urbanisation à outrance et d'indifférence écologique. Et des Verts à la tête de l'exécutif.


Reconstituer autant que faire se peut des espaces naturels, c'est précisément le travail d'Esther, la fondatrice d'une entreprise qui « renaturalise » des lieux à l'aide des traces numériques laissées par les milliers de photos ou de vidéos prises dans le passé par ceux qui fréquentaient et aimaient ces lieux. Pour se procurer ces traces, Esther fouille – presque toujours légalement – dans les serveurs sociaux afin d'en extirper les signes significatifs et signifiants qu'y ont laissés ces homo connecticus – dont nous sommes – qui passent leur temps à documenter leur vie comme si elle avait de l'importance.

Et voici qu'un jour, alors qu'elle ouvre l'un de ces souvenirs que proposent les réseaux comme Facebook, elle réalise que celui-ci a été falsifié, littéralement remplacé par un autre, fictif.

Qui ? Pourquoi ? Comment ?


Des questions légitimes qui le deviennent encore plus quand Esther réalise que cette modification, ce rappel imprévu d'un moment heureux et libre, l'a d'une certaine façon « libérée » et lui a permis de mettre fin à une relation amoureuse qui agonisait à bas bruit depuis un moment.

Recherches, découvertes, le jeune femme découvre, effarée, que des milliers – des millions peut-être – de souvenirs individuels sont en train d'être modifiés – avec donc autant de changements de personnalité – dans ce qui ressemble à une attaque informatique de grande ampleur.

Plus déterminée qu'abattue, Esther part à la rencontre d'une « victime » proche d'elle afin de mieux comprendre le processus. Elle y trouve un allié, officier de police, qui part avec elle en quête de la vérité alors que le pays est mis à feu et à sang par les Foulards Blancs, une agitation sociale hebdomadaire bien plus violente et radicale que celle des Gilets Jaunes.


Pour apprécier "Composite", le dernier roman d'Olivier Paquet, à paraître fin août, il faut partir du principe que c'est une fable plutôt qu'une œuvre Hard-SF. Ceci permet d'accepter que la modification d'un « souvenir » enregistré sur un serveur modifiera aussi la personnalité de celui qui l'avait enregistré. Cela permet encore d'admettre la coïncidence heureuse qui met les héros du roman sur la piste de l'instigateur des événements qui s'y produisent. Ton choix, lecteur.


"Composite", ce sont les histoires biographiques d'Esther l’archéologue informaticienne, de Vincent le flic spécialiste des IA qui traquent les pédophiles en ligne, de Manon la would-be comédienne devenue analyste-public pour un théâtre, de Damien l'élève ingénieur youtubeur et incel à ses heures, d'Anne-Lise la chercheuse en intelligence artificielle dépassée par une création qui échappe à son contrôle, et aussi d'Adelaïde, la première ministre, qui est la cible et le bouc émissaire unique de la haine manipulée sur les réseaux sociaux par un mystérieux D.


"Composite" c'est aussi le constat qu'il faut « tuer ses parents » pour pouvoir avancer, qu'il faut oublier ce qui attache et arrête, qu'il faut savoir extirper de son vécu les ancres biographiques pour ne plus être handicapé par elles. Qu'il faut aussi accepter de voir la complexité du monde et des choses, la position de l'autre et ses raisons qui, faute d'être toujours bonnes, sont toujours présentes et devraient être traitées plutôt que condamnées et vouées aux gémonies avec celui qui les porte.


"Composite" c'est encore, porté par ces personnages simples dont les fractures et les blessures nous touchent simplement, une forme d'état du monde en temps de complotisme assisté par ordinateur.

Tout y passe. Des réseaux pédophiles internationaux aux « médias aux ordres » en passant par l’obscénité des riches ou des étrangers ou des femmes ou ou du patriarcat, jusqu'à cette dictature cachée arrivant ou déjà là – à combattre hors de toutes les règles de la civilité politique – ou cette révolution à faire, vite, nécessaire, inévitable, cathartique faute d'être plus utile.

Le mystérieux D. – pendant français du Q américain – s'exprime en phrase courtes sur les réseaux, répond en caressant toujours dans le sens du poil, fait vivre et se développer des hashtags qui façonnent des foules flash de plus en plus massives unies par la rage, le ressentiment, la haine, possédées par l'impression que céder à ses passions serait reprendre enfin le contrôle de sa vie face à un monde infiniment complexe.

D. ne joue que sur les affects, composant la musique d'une société amenée au bord de la rupture par des antagonismes qui se veulent irréductibles et une polarisation qui empêche littéralement toute discussion ou tout apaisement. Une société qui demande tout et son contraire dans le cadre d'une révolte sans objectif bien défini si ce n'est celui de tout renverser et de « faire payer les coupables » en niant volontairement toute la complexité du monde et des situations.


Pierre Rosanvallon consacrait son dernier livre, Les épreuves de la vie, à l'économie des affects et aux sentiments d'injustice individuels qui, selon lui, permettaient d'expliquer mieux que les catégories statistiques traditionnelles ces « passions tristes » que regrettait François Dubet. A la fin du livre, Rosanvallon proposait des pistes de réflexion pour une démocratie régénérée par l'écoute attentive des situations individuelles, sans dire vraiment comment une telle écoute personnalisée serait possible. Paquet propose sa solution, plus radicale, dans une forme de techno-optimisme, un peu irréaliste je le regrette, qui envisage une possibilité technique de réduire les fractures du monde en y réintroduisant de la complexité. Voir toujours l'autre côté, savoir toujours que l'autre côté existe, permettrait alors, en enrichissant les affects de chacun, de vaincre la logique mortifère des antagonismes violents et de sortir peut-être de cette Démocratie des crédules qui prospère depuis des années, assistée qu'elle est par des médias qui privilégient spectacle et culture du clash ou des réseaux sociaux qui créent, ex nihilo pour en vivre, des bulles de rage auto-entretenues. Il y faut bien la puissance d'une IA.

Dans un essai récent le journaliste Samuel Laurent – tout sauf un technophobe – se demandait si Twitter allait tuer la démocratie. C'est une question que je me pose souvent aussi ; et comme on dit, poser une question c'est y répondre. Olivier Paquet, dans un récit qu'on peut qualifier de hopepunk, veut croire à une solution par la réappropriation individuelle de la totalité du monde. Puisse-t-il avoir raison.


Composite, Olivier Paquet

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