La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

The Daughter of Doctor Moreau - Silvia Moreno-Garcia


1871, Péninsule du Yucatan. Le docteur Moreau, un médecin français exilé, est le maître de Yaxaktun, une propriété isolée au milieu de la jungle. Maître mais pas indépendant, Yuxaktan appartient au très riche Hernando Lizalde qui finance depuis des années les recherches du docteur. Des recherches secrètes, indicibles même, car, tu auras reconnu le nom lecteur, c'est à la production d'hybrides humains/animaux que travaille Moreau. Dans un but médical et par recherche de gloire en ce qui le concerne, alors que Lizalde y voit le moyen de se procurer une main d’œuvre corvéable à merci pour ses haciendas.

Mais en 1871 le travail de Moreau est encore inachevé. Les hybrides qu'il crée sont des êtres déformés, perclus de handicaps qui les font souffrir et abrègent leurs vies. Et Lizalde commence à s'impatienter.

C'est sur une rencontre entre Moreau et Lizalde qui débute le roman, alors que ce dernier accompagne à Yaxaktun un nouveau majordome, Montgomery Laughton.

Pour les attendre, Moreau bien sûr mais aussi sa fille unique Carlota, une jeune fille âgée de quatorze ans.


"The Daughter of Doctor Moreau" est une réinterprétation transplantée au Mexique par Silvia Moreno-Garcia du classique d'HG Wells L'île du Docteur Moreau.

Raconté à la troisième personne sur deux fils alternants – Carlota et Montgomery – le roman est centré sur les personnages, précisément sur le trio mal-amoureux que formeront à partir de 1877 Carlotta, Montgomery, et Eduardo, le fils de Lizalde.

Autour de ces deux acteurs principaux, trois à partir de 1877 et la visite d'Eduardo à Yaxaktun (il n'y a que ces deux périodes), quelques personnages secondaires guère développés. Lupe et Cachito, deux hybrides qui sont en quelque sorte les « amis d'enfance » de Carlota. Ramona, la gouvernante du domaine. Le docteur Moreau lui-même, aussi lointain, terrible et peu présent que le dieu des Hébreux. Et bien sûr les hybrides, qu'on ne fait guère plus qu'entrevoir même s'ils sont au cœur de la folie de Moreau faute d'être à celui du récit de Moreno-Garcia.

Car quel est le cœur du roman ? Ce n'est pas évident à déterminer.


Dans un blurb Paula McLain écrit : « the brilliant and unstoppable Silvia Moreno-Garcia continues tu weave her magic in The Daughter of Dr. Moreau, a smart, sinister fable about social inequality and exploitation, isolation and abuse of power. ».

Oui mais non.

Certes le roman, traité largement comme un roman historique, aborde ces questions. Moreno-Garcia y adresse les violences faites aux femmes. Elle y raconte les inégalités abyssales de la société mexicaine, dominée par les propriétaires terriens d'origine espagnole (hacendados) qui exploitent sans vergogne ni humanité tant les Mayas que les Noirs ou les Européens de basse extraction, dans un système de travail indenturé plus proche de l'esclavage que du salariat libre chanté par les libéraux du XIXe. Elle y place en bruit de fond la Guerre des Castes qui déchira le pays pendant cinq décennies et dont l'Angleterre, pourtant lointaine, fut une des parties prenantes. Tout ceci est bien présent en effet et parle peut-être plus intensément à un lecteur mexicain.

Mais tout ceci, tout comme le docteur ou les hybrides, est plus du background que du cœur. Le cœur c'est Carlota. Carlota et l'amour désespéré que lui voue Montgomery. Carlota et l'amour toxique que lui offre Eduardo. Carlota et son secret.


Carlota, jeune fille de 14 puis 20 ans, est la fille d'une mère qu'elle n'a jamais connue, Theodora, la seconde partenaire du docteur. Elle n'a toujours vécu qu'à Yaxaktun. Du monde extérieur elle ne connaît que ce qu'on lui a raconté ou qu'elle a trouvé dans les romans de pirates ou de chevalerie de la bibliothèque familiale.

Bonne et compatissante, voyant le bien partout, Carlota est ce qu'on appellerait aujourd’hui « une belle personne », même si on peut se demander qu'elle est la part de conditionnement paternel dans cet état de fait. Car Carlota adore son père auquel elle est convaincue de devoir obéir en tout, et que lui ne cesse de professer, tant auprès d'elle que des hybrides, une doctrine, vaguement inspirée du biblique « Bienheureux les doux, ils posséderont la terre », qu'il impose par la répétition constante – à laquelle peut s'ajouter la punition dans le cas des hybrides.

Naïve et candide, soumise même, Carlota finira par trouver son courage et son indépendance quand l'extérieur fracturera son monde et que les événements l'y obligeront. Mais pour cela il faudra, comme le disait Freud, que disparaisse le père.

En dépit de son éducation, disons, rurale, Carlota, qui a appris dans les livres que pour être aimée elle doit être plaisante, est l'archétype de la jeune fille de bonne famille de cette époque, empreinte de romantisme et fascinée par un destin de mariage dans lequel elle ne sera guère plus qu'une monnaie d'échange. Les bouleversements du dernier quart du texte lui feront réévaluer cette croyance et l'obligeront à se confronter au vaste monde et à tous les non-chevaliers qui le peuplent.


Non loin d'elle, Montgomery est un homme blessé, revenu de tout, en colère contre la Terre entière. Fils d'un père violent, frère d'une sœur enfermée jusqu'au suicide dans un mariage désastreux, séparé d'une femme qui ne voulait de lui qu'argent et bijoux, Montgomery boit trop et s'emporte trop. Soumis par ses dettes aux desiderata d'Hernando Lizalde, emmené sans enthousiasme au cœur de nulle part, Montgomery va peu à peu s'y faire une place et apprendre à aimer tant les lieux que les hybrides qui y vivent. A aimer aussi, d'un amour silencieux et sans espoir, la jeune Carlota qui voit en lui une sorte d'oncle protecteur et bougon.

Il écrit dans sa tête des lettres à sa femme partie et pense régulièrement à sa sœur décédée. J'imagine que c'est ce qu'on appelle donner de la chair à un personnage.


C'est la passion entre le jeune Eduardo Lizalde et Carlota, ainsi que l'exaspération d'un Hernando qui ne veut plus financer à fonds perdus une entreprise faillie, qui mettra le feu aux poudres à Yaxaktun et déclenchera une succession d'événements qui conduiront à de grandes destructions et à la mort de nombre des protagonistes du roman.


Alors ?

Alors le roman ne captive jamais.

De la nature scientifique des recherches de Moreau, on ne voit pas grand chose (ce n'est pas Frankenstein).

De la vie des hybrides, on ne sait pas lourd, si ce n'est qu'elle est bien difficile mais qu'heureusement ils forment une belle bande d'amis qui savent s'entraider.

De la Guerre des castes et des révoltés mayas, on ne fait qu'entendre parler, jusqu'à ce que des Mayas rebelles servent de Deus ex machina (!). Je préfère taire ce que je pense du procédé.

Des inégalités et domination on parle, mais elles sont aussi, comme tout le reste, loin, dehors, à l'extérieur d'un Yaxaktun qui est la scène sur laquelle va se dérouler l'histoire passionnelle tragique entre Eduardo et Carlotta qui est le point du roman.

Le point historique, lui, est si peu explicite qu'on y revient dans une postface écrite par l'autrice.


Alors, tout ce monde se traîne dans une propriété en voie de décrépitude jusqu'à ce que le feu de la passion brûle tout sur son passage – pas avant qu'on ait dépassé la moitié du roman.

Et la passion, parlons-en. Si la naïveté de Carlota est compréhensible, les scènes dans lesquelles on entre dans les sentiments de Montgomery sont risibles de mièvrerie – et Carlota ne vaut souvent guère mieux. L'opposition frontale entre Montgomery et Eduardo, si elle est censée symboliser un combat de coqs face à une femelle, est aussi trop forcée pour être vraiment crédible quand on considère la subordination dans laquelle se trouve le majordome. La masculinité toxique, blabla, je sais bien. Mais ce point est si forcé qu'il parait artificiel, donc peu convaincant, prêtant plutôt à rire comme le romantisme échevelé qui saisit parfois Montgomery.


Alors, suivant les pages et dans un ennui grandissant, on oscille entre un western des années 50 (avec demoiselle en détresse, ami noble les yeux sur l'horizon, et rascal sans foi ni loi prêt à toutes les violences) et un dessin animé de Disney (lors de l'attaque des hybrides au cœur de la jungle) ; les innombrables pages avant ces climax rappelant le début bucolique de Sissi impératrice ou les jours heureux que passe Blanche-Neige chez les Sept Nains.

Ce roman paresseux ne saurait, hélas, être une bonne réinterprétation de celui de Wells.

Et dans l'œuvre de Moreno-Garcia Mexican Gothic était bien meilleur.


The Daughter of Doctor Moreau, Silvia Moreno-Garcia

Commentaires

tadloiducine a dit…
Si je comprends bien, il s'agit d'une "préquelle" à L'Ile du Docteur Moreau.
J'en découvre en tout cas l'existence, merci!
Même si vous n'êtes vraiment pas enthousiaste (pour toutes les raisons que vous développez ci-dessus), est-ce que vous accepteriez d'inscrire votre billet dans le cadre du "Mois Wells" (qui dure jusqu'au 31 juillet 2022!), dans la catégorie "continuateurs de Wells"? Si oui, il faudrait mettre un commentaire mentionnant votre billet avec son lien sous le "billet récapitulatif" sur le blog de Sibylline, La Petite liste: https://la-petite-liste.blogspot.com/2022/05/blog-post_15.html
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola et "co-organisateur" (pour la partie adaptation en films, BD, etc. de Wells).
Gromovar a dit…
Bonjour.
Ce n'est pas du tout un préquel. C'est une réinterprétation sur le même thème.
J'ajoute volontiers le lien (en commentaire si j'ai bien compris) et je peux même en mettre un autre (en VO aussi et peu réussi aussi).