La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Wake Up and Dream - Ian R. MacLeod


1940, Hollywood.

Clark Gable, un ex futur-grand-acteur des 30's, est un détective privé sans licence, spécialisé dans les affaires d'adultère. Son éphémère début de gloire passé, il vit chichement d'enquêtes peu rémunératrices dans son petit appartement de Venice. Alors quand il reçoit une très inattendue proposition de rendez-vous dans le quartier huppé de Stone Canyon, il n'hésite. Là, dans la somptueuse villa des Lamotte, April Lamotte lui propose un job facile, rapide, et bien payé ; le genre de contrat qu'on ne refuse pas, à fortiori quand on est aussi ric-rac que Gable. Il s'agit juste de jouer pendant une heure le rôle de Dan Lamotte lors d'une signature de contrat.
Comprends le problème, lecteur. Dan, mari d'April et scénariste à succès du célébrissime The Virgin Queen, vient de terminer le script d'une biographie de Lars Bechmeir, le génial inventeur qui a révolutionné le cinéma – et mis Gable et tant d'autres, dont Bogart, au chômage. Hélas, alors que la signature de l'achat du scénario est pour demain, Dan, frappé d'effondrement nerveux, est hospitalisé depuis quelques jours dans un établissement discret. Quelqu'un doit donc le remplacer le temps de signer, quelqu'un qui sache un peu jouer la comédie et qui ressemble assez à l'ermite Dan pour pouvoir faire illusion. Ce quelqu'un c'est Gable. Done deal !
Il n'imagine pas en acceptant qu'il met le pied dans un nid de vipères bien plus venimeux que ceux qu'on croise d’habitude à Hollywood.

1940. Clark Gable, comme nombre d'autres acteurs du parlant tout juste naissant, a subi de plein fouet les retombées de l'invention du champ Bechmeir et du développement des feelies. Nouvelle étape dans le développement du cinéma, les feelies sont des films dans lesquels à l'image et au son s'ajoutent des ondes (le champ Bechmeir) qui projettent les émotions de l'acteur, capturées lors de la prise, directement dans l'esprit du spectateur. Révolution technique, les feeelies ont balayé tout ce qui les précédait. Quantité d'acteurs du parlant, incapables de projeter des auras émotionnelles suffisamment éloquentes, sont retournés à l'anonymat ; les grand studios historiques (MGM et autres) ont périclité puis fermé – l'épicentre de la ville s'est déplacé.
Le studio dominant, dans le 1940 de Ian MacLeod, est Senserama, une entreprise récente fondée par des actionnaires de l'Est (non-juifs) ; un studio dont le président, Herbert Kisberg, est aussi le gouverneur de Californie et un possible candidat à la présidence contre Roosevelt. Sans oublier, pour être complet, qu'il dirige la Liberty League locale, un parti d'extrême droite pro fasciste, encore plus « White (and no Jews) only » que le reste de l'establishment américain.
L'enquête de Gable le projette au cœur de cette nouvelle industrie, bien moins anodine qu'il n'y paraît, dont il s'était jusque là tenu à l'écart.

Avec "Wake up and dream", MacLeod rend un hommage amoureux au Hollywood des années 30/40. Avec force détails, du Chinese Theater à Mulholland Drive en passant par le City Hall, il raconte à merveille la cité des anges et l'industrie des rêves qu'elle abrite. Il décrit les maisons luxueuses et les zones en décrépitude d'une ville qui change sans cesse de centre. Il la montre comme un aimant irrésistible attirant de toute l'Amérique et d'au-delà une multitude de would-be stars dont l'immense majorité verra ses rêves plus ou moins durement piétinés.  Il exprime la démesure des fêtes où tout n'est qu'excès, les conditions de vie parfois misérables du petit peuple qui fait vivre la ville, les abus de pouvoir des plus gros poissons du marigot, les regrets sans cesse présents de ceux qui auraient pu mais qui en fait n'ont pas. Il fait vivre la ville dans ses contrastes extrêmes et propose au lecteur de la parcourir avec lui. Il la lui fait aimer et haïr à la fois, il lui fait en tout cas regretter amèrement de n'avoir pas connu un lieu si singulier aujourd’hui en partie disparu.

L'histoire de Gable, écarté par la technique, aurait pu être l'une de ces histoires poignantes de stars sur le déclin dont la littérature et le cinéma abondent, et dont Sunset Boulevard est peut-être la meilleure illustration, une belle histoire crépusculaire doucement triste. "Wake up and Dream" est cela bien sûr mais aussi plus que cela.
C'est aussi un vrai roman noir avec tout ce qu'il faut d'intrigue tordue, de cynisme, de chausse-trappes, de cadavres, et de police de LA lamentable, pour appartenir au genre.
C'est encore une inquiétante histoire de complot – imagine tout ce que tu pourrais faire, lecteur, si tu pouvais projeter des sentiments manufacturés dans l'esprit des gens, tu vois l'intérêt ?
C'est enfin aussi un récit très légèrement fantastique (MacLeod oblige) où la fantastique et comme subliminal.

Et, disons-le, MacLeod maîtrise parfaitement son sujet. Hollywood se livre, les rebondissements abondent, les découvertes successives de Gable sont logiques et logiquement amenées, les personnages – Gable, la jeune journaliste Barbara Eshel, ou les cadres de Senserama – sont développés et crédibles, comme l'est la ville quand il décrit par petites touches son racisme structurel, son sexisme qui ne l'est pas moins, sa dureté sociale, le caractère artificiel de sa brillance dont personne n'est dupe, sa superficialité dont personne pourtant ne pourrait se passer,.

Mais c'est surtout dans la nostalgie et la délicatesse des sentiments blessés que MacLeod, comme dans tous ses autres romans, excelle. Il se demande avec Gable s'il est pire d'être inconnu après avoir été presque connu ou de ne l'avoir jamais été du tout, s'il vaut mieux évoquer encore vaguement quelque chose ou ne plus rien évoquer du tout, si on a encore des choses à se dire après avoir été proches. Il remet en contact deux monstres sacrés qui, là-bas, ne l'ont jamais été et qui savent qu'il a manqué si peu, juste un peu de chance. Il livre la confession d'une actrice (Peg Entwistle, ressuscitée ici par McLeod) qui a tout sacrifié pour être au sommet de l'affiche et qui recommencerait peut-être. Il décrit une ville qui dévore et n'est jamais à court de proies volontaires pour être dévorées. Il livre, comme à son habitude, un texte poignant, nanti de nombreuses scènes vraiment déchirantes. Un grand MacLeod ; mais y a-t-il de petits MacLeod ?

Wake up and dream, Ian MacLeod

Commentaires

Vert a dit…
J'aime beaucoup les textes que j'ai pu découvrir dans la collection UHL. Il va falloir que je lise le reste de sa bibliographie un jour... Je vais peut-être regarder ce qui est disponible en VF d'abord ceci dit !
Gromovar a dit…
Je te conseille très vivement Les îles du soleil. Superbe.