Le démon de Maitre Prosper - KJ Parker VO

Sortie hier de la traduction française de la novella Prosper's Demon , de KJ Parker, qui était chroniquée ici il y a quelques années . Intitulée Le Démon de Maitre Prosper en France et traduite par l'excellent Michel Pagel, elle sort à L'Atalante et, tu le sais lecteur si tu as lu ma chro, elle est bien sympathique.

A Lush and Seething Hell - John Hornor Jacobs


"A Lush And Seething Hell" est un ouvrage de John Hornor Jacobs composé de deux textes : une longue novella intitulée The Sea Dreams It Is the Sky suivi d'un court roman qui a pour titre With My Heart Struck Sorrow.

Je passerai rapidement sur The Sea Dreams It Is the Sky.

Jacobs innove, certes, en racontant une histoire d'horreur cosmique dont le cœur se trouve dans les chambres de torture d'une dictature sud-américaine fictive, Magera, mais il manque à ce texte quelque chose qui le rendrait captivant.

Histoire de la rencontre en Espagne entre deux exilés magerans, la jeune universitaire Isabel et le vieux poète Avendano. Histoire de leur amitié puis d'un double retour en Magera – Avendano partant rechercher son ex-femme, Isabel se lançant après en quête du poète disparu – vers les sources de l'horreur. Histoire d'un texte maudit à traduire, le Opusculus Noctis, qui évoque furieusement le Nécronomicon ou Le livre d'Eibon. Histoire de sacrifice et de prix à payer pour ouvrir ou fermer des portes. Histoire enfin d'un envoyé des Extérieurs qui manipule d'ignorants humains pour satisfaire ses funestes projets, The Sea Dreams It Is the Sky se veut trop littéraire pour susciter horreur et désespoir devant la futilité du monde.

Ajoutons-y un personnage principal – Isabel – à la bio trop étique pour impliquer le lecteur, des déambulations motocyclistes clairement trop longues, une intrigue amoureuse à l'utilité discutable vu le contexte, et on a un cocktail qui ressemble trop à de la blanche sur laquelle on aurait plaqué de l'horreur cosmique pour pouvoir convaincre. Même les scènes de torture sont trop fragmentaires – on dira que l'esprit veut oublier – pour indigner émotionnellement et pas seulement intellectuellement.

With My Heart Struck Sorrow est très différent.

Southern gothic en diable, With My Heart Struck Sorrow raconte l'histoire de Cromwell, un spécialiste du folklore de la Bibliothèque du Congrès envoyé, avec son assistante Hattie, prendre possession d'un legs récent : la maison de l'ethnomusicologue ermite Harlan Parker avec tout ce qu'elle contient, cédée par la nièce décédée de celui-ci.

Dans la maison, Cromwell et Hattie trouvent presque par hasard, dans une pièce occultée, les enregistrements réalisés par Parker lorsqu'en 1938 il fit un long voyage vers le Sud des USA à la collecte des chants folkloriques américains non religieux, et en particulier du très perturbant Stagger Lee et de ses nombreuses déclinaisons jusqu'à, peut-être, la version primitive originale, la ur-version.
Un voyage qui conduira Parker aux limites de la folie et que Cromwell refera par procuration à travers les audios et les carnets décousus de Parker.

C'est, de fait, à un double voyage que Jacobs invite le lecteur.

Celui de Cromwell d'abord, très douloureux mais peut-être plus « facile » que l'autre, hors de la douleur de la perte récente de sa famille et de la culpabilité associée.

Celui, plus long et torturé, de Parker – même si les deux finiront par converger par-delà les années. Parker, un homme qui portait lui-même le deuil d'une mère tragiquement disparue, se passionna vraiment pour les cultures traditionnelles, notamment afro-américaines, pris fait et cause – en pensée en tout cas faute d'acte, ce qui lui reproche, à travers les décennies, l’afro-américaine Hattie – pour les Afro-américains que le système américain, surtout dans le Sud, reléguait à une condition guère supérieure à l'esclavage.

Parker, le natif éduqué de DC, parti dans sa vieille Studebaker avec son chauffeur Bunny qui fit la guerre en France comme lui, plonge jusqu'aux entrailles de l'Amérique rurale de l'après dépression – un monde sauvage aussi reculé que celui de Twin Peaks, transposé dans les années 30. Misère, éloignement des centres urbains, superstition, Etat fédéral perçu comme une vague entité lointaine au pouvoir limité, rites locaux, mauvais alcool, tenancière de bordel menaçante, fermes-prisons d'Etat, c'est à une descente aussi lente qu'inexorable vers la primitivité non expurgée de la société américaine que Jacobs convie Parker et le lecteur. S'y ajoute la cruauté des Etats restés, au moins dans leur tête, ségrégationnistes, des communautés régies par des codes sociaux incertains, et la chaleur, étouffante, suffocante, pour le natif du Nord des USA.

C'est dans un autre univers qu'entre Parker et, alors qu'il continue à faire étape chez les membres des élites locales, il s'éloigne de plus en plus de ce monde de la Upper/Upper class et creuse de plus en plus profond un sillon obsessionnel qui finira par l’exclure définitivement de toute vie sociale.

Très inspiré du personnage de John Lomax (peut-être le premier à avoir enregistré Stagger Lee), traitant d'une chanson qui existe vraiment et dit autant l'ambivalence de la société américaine à l'endroit des Noirs qu’elle raconte le pouvoir et la violence, With My Heart Struck Sorrow est une descente hallucinée, une desquamation de la peau civilisationnelle de l'homme moderne, qui rappelle – encore une fois – Au cœur des ténèbres, mais qui est raconté sur un ton qui évoque absolument les meilleurs textes de Llaird Barron. Car, oui, il y a bien quelque chose au-delà des portes de la perception, mais aussi et déjà au-delà de la superficialité rassurante des villes. Nous ne sommes rien dans un univers que nous ne comprenons guère, « We are but small vibrations on the face of the universe », mais nous perdons déjà toute façade quand nous nous enfonçons dans les backwaters de l'humanité. Et la musique, parce qu'elle est primordiale, véhicule des significations que la raison ignore, Erich Zann en sait quelque chose.

D'un double (triple) deuil impossible à faire, Jacobs tire une histoire entêtante comme un refrain ou une odeur dont on n'arrive plus à se débarrasser, et poisseuse comme des corps transpirants en quête d'une fraîcheur introuvable. Il transmet l'obsession de l'un à l'autre de ses personnages, de l'ancien au moderne, de l'orphelin au veuf, et décrit fort joliment une descente aux enfers aussi hypnotisante dans son déroulement qu'intelligente dans son propos.

On pourra écouter ici la version la plus connue de Stagger Lee, par Lloyd Price.
Et ici la très explicite et poisseuse version de Nick Cave qui transcrit justement le malaise qu'on peut ressentir à la lecture du texte.

A Lush And Seething Hell, John Hornor Jacobs

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