Berlin. Longtemps la capitale de l'Underground, peut-être encore aujourd'hui. Sur le sol de Berlin coexistent deux villes, presque comme dans
The City and the City. D'un côté la capitale fédérale, chargée d'Histoire, de l'autre la Mecque de l'Underground, avec ses clubs mythiques, ses squats, ses lieux artistiques alternatifs.
Et si Manchester abrite la légendaire
Haçienda, Berlin a, parmi tant d'autres, le sulfureux et élitiste
Berghain, réputé meilleur club du monde.
"
Techno Freaks", dernier
(et court) roman de la berlinoise d'adoption Morgane Caussarieu, raconte un week-end typique dans le Berlin alternatif, vécu par des membres « typiques » du milieu. Telle un
Howard Becker de la techno en pleine
observation participante, Caussarieu livre un texte nerveux et incisif qui peut se lire autant comme un roman que comme une monographie.
"
Techno Freaks", c'est la fusion incandescente entre un mouvement et un
grinding halt.
Le mouvement, c'est celui de Berlin. Qui change. Qui devient à la mode – précisément pour son côté alternatif qui de ce fait l'est de moins en moins avec touristes venant aux clubs comme au spectacle, gentrification des zones, hausse des loyers. Qui, du point de vue des alternatifs historiques, se dégrade en se banalisant.
Le grinding halt est celui qui affecte la vie des « héros » du roman, des alters historiques, piliers de fandom faute d'être des acteurs véritables de la scène. Berlin, les clubs, c'est fondamentalement la techno, les performances, les sets des DJ réputés, les looks travaillés au millimètre. C'est ce que sont venus y chercher Goldie, Dorian, Jojo, Momo, Queen Bee, Beverly Gore, Nichts, Opale, etc., accourus de toute l'Europe pour être à l'épicentre alter de l'Europe. Trouver la fête alter, et en même temps la gloire, dans le cinéma, ou les sets, ou le body art. Problème, si la fête était facile à dénicher, pour la gloire on attend toujours.
Car pour ces personnages essentiellement narcissiques, le bon moment viendra toujours plus tard.
En attendant, et pour certains depuis un bon moment, Berlin c'est bosser en call center pour Ipsos, ou toucher – en grugeant un peu – le RSA, voire faire du porno amateur pour financer la protection des renards.
Puis il y a le week-end. En moins de 200 pages, Caussarieu raconte un week-end normal dans le milieu. Trois jours de fête ininterrompue de vendredi soir à lundi matin. Trois jours sans dormir. Trois jours embedded dans les clubs les plus en vue alors qu'on les trouve pourtant de moins en moins légitimes. Trois jours de beaucoup de sexe, beaucoup de drogue
(kétamine et GBL notamment), beaucoup de musique, beaucoup de danse, mais surtout beaucoup de paraître. Car, dans le milieu, le paraître est une ressource, le
capital de visibilité une monnaie. Être connu, avoir le bon look, la bonne attitude, c'est avoir accès aux meilleurs plans, être sur toutes les guest lists, accéder aux meilleurs dealers. Okette. Mais pour l’action et la gloire, ça sera toujours plus tard.
La fête berlinoise est une sorte de tunnel dans lequel on va toujours plus loin vers l'avant et dont il est difficile de sortir. On est chaque semaine un peu plus loin d'être en état de faire quelque chose de significatif, si ce n'est changer de sexe
(juste pour voir) ou se trépaner soi-même pour apaiser son tourment intérieur. D'objectivable, on ne ramène souvent que le VIH ou des narines défoncées.
Avec "
Techno Freaks", Caussarieu raconte avec talent et une écriture sans fausse pudeur une ville qu'elle aime et des personnages dont elle connaît les archétypes avec tendresse, compassion, et tristesse.
Tendresse pour le lieu, compassion pour l'humanité blessée de ceux qui le vivent, tristesse pour tous ces destins en stase qui n'auraient d'avenir possible que dans une fuite loin de la ville.
Après un début clairement guilleret, le ton change progressivement, jusqu'au monologue intérieur de Nichts à qui je laisse le mot de la fin :
« Ceux qui produisent sont trop occupés pour faire les beaux. La scène se retrouve seulement peuplés de consommateurs, drogue, musique, et fringues, qui n'apportent rien en retour de ce qu'ils reçoivent et mettent tout en œuvre pour qu'on croie le contraire. Ils dépensent tant d'énergie à vendre une image flatteuse d'eux-mêmes qu'ils n'ont le temps pour rien d'autre. La plupart ont [comme Nichts] lâché des jobs et des familles au bercail pour se concentrer sur leur art dans une ville où tout paraît propice à la création ; à la place, ils se sont retrouvés en léthargie, intoxiqués jusqu'à la moelle. A survivre sur les allocs en dealant, ou en bossant en call center. Tout ça pour danser trois jours d'affilée et partouzer dans des toilettes. C'est ça, le rêve berlinois ? ». Nichts repartira en France. Les autres restent.
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Sven Marquardt, the Berghain's iconic bouncer |
Techno Freaks, Morgane Caussarieu
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