La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

The Juwes are the men that will not be blamed for nothing


J est le dernier roman de l’écrivain et journaliste britannique Howard Jacobson. Il a été short-listé pour le Man Booker Prize et a reçu un plutôt bon accueil dans la presse anglophone. Immérité imho.

Futur pas trop lointain. Grande-Bretagne – on finit par en être sûr. Un évènement terrible s’est produit : « CE QUI EST ARRIVE, SI TANT EST QUE C’EST ARRIVE », il y a assez longtemps pour que le souvenir de cet événement présumé ne soit plus très clair dans les mémoires. Le temps efface tout, mais il n’est pas seul. L’Etat s’en est chargé aussi, on va le voir.

SPOILER ? EN FAIT NON : A moins d’avoir choisi ce roman au hasard dans un bac de livres d’occasion, le lecteur sait que l’évènement concerne les juifs. Je ne spoile donc pas en le disant.

Le pays que décrit Jacobson est bien différent de l’idée que nous pouvons nous faire d’une Grande-Bretagne probable. Le gros du passé y a été oublié. Volontairement. Peu est strictement interdit mais beaucoup est déconseillé ou indisponible. Conformisme, pression sociale, et surveillance discrète font le reste.

Il a donc fallu oublier le passé. Pour cela, ne pas posséder d’objets trop anciens – et seulement en petite quantité, expurger des livres tout ce qui pouvait prêter à confusion intellectuelle, éliminer la plus grande partie des réseaux informatiques et des médias, éradiquer de l’art tout ce qui ressortait de l’individualisme ou du conceptuel pour retourner à l’exaltation de la nature.

Mais ça ne suffisait pas. L’étape suivante fut donc celle de la castration énonciative. Eviter d’utiliser la lettre J, sans parler, naturellement, du J-Word (J-Word, comme écho aux F-word et autres), ne jamais parler clairement de « CE QUI EST ARRIVE, SI TANT EST QUE C’EST ARRIVE » au point d’en oublier les contours précis, oublier complètement, par l’effet du vide narratif, l’existence de ce groupe à qui est peut-être arrivé quelque chose, passer son temps à s’excuser sans motif, car l’excuse est positive mais l’énonciation de la cause de l’excuse ramènerait de mauvais souvenirs en mémoire, et surtout, OPERATION ISHMAEL, changer tous les noms de tous les habitants du pays en nom J… Le même et l’autre se fondant donc nominativement dans l’autre en dépit de la quasi disparition de celui-ci, étape ultime d’une repentance qui ne dit pas son nom.

Dans ce monde plus assoupi qu’apaisé, où vit une population protégée d’elle-même sous la surveillance constante de well-wishers étatiques, on ne sait plus trop qui a fait quoi à qui ni pourquoi. On ne sait même plus vraiment qui on est ni qui ils étaient, si tant est qu’ils aient existé.

Dans ce monde donc, précisément dans le petit village de Port Reuben, vivent Kevern Cohen et Ailinn Salomons. Ils se rencontrent, s’aiment, et découvrent peu à peu les secrets de leurs origines. Qui étaient vraiment leurs ancêtres ? Quels secrets gardaient-ils ? Et que vient faire l’Etat dans tout ça ? Que veut-il d’eux ?

Disons-le tout de suite, J n’est pas un roman satisfaisant. Et pourtant il a bonne presse. Et pourtant il a d’indéniables qualités.

Pour la presse, rien d’étonnant. Un auteur connu écrit un roman dont le thème est l’antisémitisme. Que peut dire la presse sinon que Jacobson nous fait froid dans le dos, nous met en garde…vous terminerez vous-mêmes. Présomption de qualité donc.

Pour les qualités propres du texte, elles tiennent au sentiment de grand mystère que Jacobson réussit à instiller au long des pages. On sent bien qu’il y a un secret, un double secret même, privé et public, ignoré des personnages et qui s’éclaircit au fil de la lecture. On se demande comment ce qui est caché sera mis à jour, quel est le rôle de ceux qui surveillent Kevern et Ailinn, et quels sont les contours exacts du secret en question.

Et c’est là que le bat commence à blesser. Car, in fine, le secret n’est rien de plus que ce qu’on supposait à la lecture ou qu’on savait en achetant. Et comme la révélation n’est pas le fruit des déductions intellectuelles finaudes des personnages mais qu’elle leur est livrée de manière explicite (on pense aussi aux moins rapides des lecteurs par ce biais), on n’a pas plus le plaisir d’un approfondissement que celui d’un beau raisonnement.

De plus, les personnages de J n’attirent pas la sympathie. Le névrosé paranoïaque Cohen, solitaire et affligé de TOCs puis énamouré comme un adolescent, et l’orpheline Ailinn, terrorisée par un Achab qui n’existe que dans sa tête, ne sont vraiment plaisants ni l’un ni l’autre. Leur couple débutant, tiraillé de tensions permanentes, ne l’est pas non plus. L’entrée par les personnages est donc limitée.

Enfin et surtout, l’erreur de Jacobson est d’avoir écrit une histoire dystopique sans y entrer par le politique. L’Etat est loin, discret, le lecteur n’en sait pas grand chose, et du monde encore moins. On se trouve donc dans un récit qui cherche sans cesse son statut entre comédie romantique, roman à secret de famille (avec lettres et carnets secrets), whodunnit (il y a des meurtres, secondaires), et anticipation peu explicite. Le lecteur oscille sans cesse d’un genre imparfait à l’autre et se demande où veut en venir Jacobson, ce qu’il veut lui dire. Ce n’est jamais vraiment clair avant la fin. Même les tentatives d’humour – une spécialité habituelle de l’auteur - tombent à plat, le contexte ne s’y prête pas.

Fondamentalement, ce qu’a voulu dire Jacobson c’est qu’est encore fécond…vous terminerez vous-mêmes. Mais il s’y prend mal. Sur la forme, j’ai dit pourquoi au-dessus. Sur le fond, on a l’impression que Jacobson, rattrapé par une judéité qui dévore sa réflexion, rate un peu le coche. Du livre il ressort que :

Les juifs sont destinés de toute éternité à souffrir et à être exterminés, à plus ou moins grande échelle. Ce qu’ont fait les nazis n’a été que le dernier avatar d’une interminable succession de massacres. Rien d’inédit donc, ce qui explique que ça ait pu se reproduire au XXIème siècle. Car le juif est le proche/différent (narcissisme des petites différences, défini par Freud et préfiguré par Tocqueville), celui qu’on aime haïr, qui assure la stabilité sociale – « l’équilibre de la haine » – en prenant sur lui, tel le bouc émissaire, les tensions accumulées par la société. Le juif est donc utile, il remplit une fonction sociale, à peu près la même que les balles anti-stress ou les barres de contrôle des réacteurs nucléaires. Plus qu’utile, il est, nous dit le livre, indispensable. A protéger ou à réintroduire donc.

Hors de cette explication essentialiste, Jacobson est court. Pas de politique dans le livre, pas d’histoire, pas d’international. Juste une recension de toutes les causes possibles de l’antisémitisme, du déicide multiséculaire à l'exigence insupportable de George Steiner. Sans compter le retour d’un antisémitisme chrétien (sans oublier l’inévitable passage par la tarte à la crème Wagner) dont on se demande bien où il le voit. Il y a bien longtemps qu’on ne trouve plus d’aryens blonds tirant sur les synagogues ; ce méfait là est commis aujourd’hui par des musulmans bas du front qui pensent venger ainsi les enfants de Palestine. Jacobson le laisse entendre à un moment mais de manière bien trop cryptique.

Donnant sans équivoque du « peuple juif » la définition matrilinéaire qui permet d’entretenir, en dépit du bon sens, le fantasme d’une descendance des exilés du Temple, Jacobson donne corps et substance au golem même que les antisémites veulent détruire. Corps objectif dont la preuve d’existence semble être donnée par la peur constante d’Ailinn qui « sent » que quelqu’un ou quelque chose la poursuit sans trêve ni répit.

Je pourrais continuer, j’arrête là. Ce texte lourd car didactique souffre d'une côte mal taillée.

J est le roman d’un homme cultivé à qui la peur a fait perdre ses moyens intellectuels mais qui est assez politiquement correct ou prudent pour ne pas désigner clairement ce qui l’inquiète. C'est le roman d’un homme qui a voulu dire et expliquer ce qu’il craignait, sans juger utile de passer par l’essai alors que ça aurait peut-être été le bon moyen. C'est un roman qui ne choisit pas comment il veut s'adresser au lecteur et ça finit par se voir. Dommage. Il plaira sûrement au grand public qui aura l’impression de faire œuvre utile, de sortir plus intelligent de sa lecture, et d’avoir enfin lu une dystopie. Orwell et consorts doivent se retourner dans leur tombe.

J, Howard Jacobson

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