"My real children" est le dernier roman de Jo Walton. Et c’est un livre magnifique.
"My real children" raconte les deux vies de Patricia Cowan, une Anglaise de la petite classe moyenne, née en 1926. Le roman s’ouvre et se ferme sur Patricia à la fin de sa vie. Very confused, placée en maison de retraite, incapable de déterminer laquelle de ses vies est la vraie. Car elle se souvient, confusément, de deux. Deux vies distinctes, dans deux mondes différents. Deux vies comme les deux directions que prend l’existence de Patricia après qu’elle ait, un soir de 1949, répondu à la question couperet de Mark, ce fiancé qu’elle aime d’un amour épistolaire intense mais qui ne l’a jamais touchée, tout juste fugitivement embrassée : « Si tu veux m’épouser, c’est maintenant ou jamais ». Une Patricia répond Maintenant, l’autre Jamais. Deux vies commencent, dans deux mondes.
Gobled et Campeis dans leur Guide de l’Uchronie écriraient que "My real children" est à la fois une uchronie personnelle et une uchronie historique large. C’est le cas, même si Walton semble suggérer que la première est, au moins en partie, à la source de la seconde. Dans un monde, Patricia vit un mariage sombre, sans amour, auprès d’un homme qui la méprise. Dans l’autre, elle rencontre Béatrice avec qui elle partage des décennies d’amour intense. Un monde devient progressivement de plus en plus ouvert et pacifique, l’autre s’enfonce dans la terreur nucléaire et sécuritaire. Deux vies, deux mondes, battement d’ailes de papillon.
On pourrait écrire beaucoup sur "My real children". On pourrait discuter ad nauseam des effets de tel ou tel développement politique dans chacun des deux mondes, on pourrait invoquer les mânes de Christopher Priest, on pourrait rappeler à la mémoire Le choix de Sophie - la fin s’y prête, on pourrait citer Albert O. Hirschmann et son Bonheur privé, action publique dont "My real children" pourrait être une étude de cas, on pourrait même chanter le New Dress de Depeche Mode, on pourrait continuer longtemps encore. Chercher des liens, des correspondances, des résonances.
Inutile.
L’intérêt du roman est ailleurs, dans la mise en scène de (des) récit (s), dans le développement fin d’une chronique biographique. L’histoire que raconte Walton est profondément émouvante car son personnage principal (surtout) et ceux qui l’entourent (chacun à son niveau) sont longuement et finement développés. Si on s’intéresse à eux, si on est heureux ou triste avec eux, c’est qu’ils existent fortement. L’incarnation est telle que Walton n’a jamais besoin de recourir (c’était le risque) à des effets mélo pour susciter une réaction du lecteur. Le ton matter-of-fact de la narration empêche la surenchère, la relativement faible part de dialogues aussi. L’émotion ressentie à la lecture est d’autant plus forte que le lecteur sait qu’il n’a pas été manipulé pour la ressentir.
Walton a donné à voir, sur le très long terme, une belle personne. Volontaire, courageuse, résistante, résiliente même, profondément bonne et généreuse, Patricia ne peut que susciter l’amitié du lecteur. Rien d’étonnant alors s’il s’y attache au point de partager, parfois intensément, ses joies et ses peines. Et puis, la vie de Patricia c’est aussi celle de chaque lecteur. Les choix qu’elle doit faire, les joies qu’elle ressent, les épreuves qu’elle subit sont les siens, mais aussi, par moments, ceux du lecteur. Et la vie, celle de Patricia, celle de ses proches, celle du lecteur aussi, est inévitablement trop courte. Tant à faire, à ressentir, et si peu de temps. Elle le sait, le lecteur aussi.
En fond, à l’extérieur du monde que constituent la (les) famille (s) de Patricia, l’Histoire avance. L’Europe se fait ou pas, des échanges nucléaires ont lieu ou pas, les hommes construisent une base lunaire ou pas, etc. Mais aussi, le monde devient plus libéral ou pas. Les droits des femmes progressent plus ou moins vite. Les diverses préférences sexuelles sont plus ou moins acceptées.
Le choix de Walton paraît assez clair. Presque un manifeste pour une sexualité libre et épanouie, pour l’égalité des droits, pour l’éducation, pour l’engagement dans la vie de la cité, pour toutes ces actions que chacun peut faire à son échelle et qui, parfois, peuvent avoir des effet énormes.
Le choix de Patricia, Bonheur privé ou action publique, est difficile, cornélien, lorsqu’elle réalise qu’il lui faudrait choisir, pour elle et pour le monde.
"My real children" est un roman beau, émouvant, fort, qui impressionne durablement la mémoire. Patricia restera longtemps dans l’esprit du lecteur et c’est tant mieux. Le seul bémol, mineur, que je mettrais concerne le dernier chapitre, trop explicite à mon goût.
My real children, Jo Walton
Commentaires
Et merci pour cette chronique.
Je vais commencer à demander des royalties moi ;)
J'ai hâte hâte hâte que ce bouquin sorte en français !