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L’invention de la violence" est un essai visiblement énervé de
Laurent Mucchielli. On sent très distinctement, au fil des pages, son énervement de sociologue spécialiste des questions de violence et de délinquance, confronté quotidiennement aux contre-vérités, aux prénotions, aux analyses infondées du « bon sens populaire », et à la prégnance contemporaine des « faits divers », non seulement dans la presse, mais aussi dans beaucoup de conversations, et malheureusement dans l’interprétation dilettante de la société.
Mucchielli prend donc son bâton de pèlerin et livre au lecteur des chiffres et des principes méthodologiques, dans le but de l’aider à dépasser le « jourdainisme » ambiant d’une population, d’une presse et de politiques qui sociologisent à tort et à travers, et analysent des chiffres incomplets ou mal compris à l’aide de théories imparfaites pour en tirer des conclusions définitives. La tache est nécessaire, l’effort méritoire.
La thèse de Mucchielli est simple. Il n’y a pas vraiment plus de faits de violences, en fait il y en a même moins dans beaucoup de catégories, mais ils sont d’une part plus médiatisés, d’autre part moins supportés par une population dont le seuil de tolérance à la violence a fortement baissé par rapport à ce qu’il était dans le passé, ce qui crée une insécurité (qui est un sentiment) fort alors que la sureté (qui est un fait objectif) est plutôt plus grande qu'auparavant.
Dans une première partie, Mucchielli montre comment le discours sur la violence et l’insécurité est devenu un discours obligé des médias et des politiques, dans une perspective catastrophiste. Il montre que l’insécurité est devenu un thème politique porteur et payant pour ceux qui l’utilisent ; il montre aussi comment le mode de production de l’information journalistique, marqué par l’habitus de l’urgence et du scoop (comme Bourdieu l’avait montré dans «
Sur la télévision ») et une paupérisation des entreprises de presse qui va de pair avec une précarisation des journalistes, amène à survaloriser les faits divers dans l’information transmise, et à affirmer pour exister, même en l’absence d’informations fiables et vérifiées.
Il montre notamment comment est construit le discours sur la violence des jeunes, « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents », et cite les chiffres officiels qui prouvent que, au delà de certains faits divers rares et médiatisés, c’est une contre-vérité. Les enquêtes de victimation, mais plus encore les enquêtes de délinquance auto-déclarée, montrent que les taux n’ont guère variés depuis les années 70, et que ces faits suivent des logiques de construction, absolument pas nouveaux, qu’on connaît très bien en sociologie, au moins depuis le magistral «
Outsiders » de Howard Becker.
Sur l’autre discours prégnant contemporain, qui établit un rapport quasi causal entre immigration et délinquance, Mucchielli montre, à l’aide des chiffres officiels des ministères de l’intérieur et de la justice, que la surreprésentation véritable des étrangers parmi les auteurs de faits délictueux s’explique sans difficulté par l’existence d’un certain nombre de délits, liés à la nationalité, qui ne concerne que les étrangers. Il montre aussi que la politique du chiffre initiée récemment, parce qu'elle prend comme critère d'évaluation principal le taux d'élucidation (c'est à dire le pourcentage de délits dont l'auteur est identifié et reçoit une réponse pénale), a pour conséquence la priorité donnée par la police à la recherche de délits élucidés au moment même de leur constatation, à savoir infraction à la législation sur les étrangers et consommation de stupéfiants, multipliant ainsi le nombre d'actes et faisant, de fait, grossir les chiffres de la délinquance, en les "tordant", de plus, vers certains types de délits.
Mucchielli fait ensuite un bilan général et très détaillé de l’état de la violence en France. Il commence par faire un survol historique prouvant sans aucun doute que la société était aussi violente dns un passé proche et bien plus violente dans un passé lointain, à rebours de l’idée selon laquelle notre société est la plus violente qui ait existé. Il montre que le nombre d’homicides a été divisé par deux en trente ans, il montre que la grande majorité des homicides sont subis par des personnes qui connaissaient leur agresseur et/ou la cause de l’agression, ce qui implique que l’insécurité en tant que sentiment vécu par tous les Français, comme celui d’une menace impersonnelle et permanente pesant sur tous et chacun, n’a pas de fondement dans les faits. En France on tue peu, et la plupart de ceux à qui ça arrive savent pourquoi.
Il montre que l’augmentation des viols et agressions sexuelles est bien plus largement du à l’augmentation des déclarations des faits, du fait de diverses mesures visant à faciliter les plaintes pour viol ainsi qu’à un refus sociétal de ce type de délits, qu’à une hausse massive des faits eux-mêmes. Il montre, comme pour les homicides, que les viols sont souvent des faits d’interconnaissance, loin donc de l’image de la menace diffuse.
Il montre aussi que quantité de faits qui étaient gérés auparavant dans le cadre familial sont maintenant judiciarisés. Les violences conjugales, par exemple, sont maintenant dénoncées et entrent dans les statistiques, les faisant donc gonfler sans augmentation du nombre de faits constatables.
Il montre enfin que les atteintes aux biens n’ont guère évoluées, simplement changé d’objet.
Ainsi de suite…
Mucchielli explique cette permanence de la crainte de la violence, appuyée à tort par les statistiques officielles, par l’effet de cinq phénomènes concomitants :
- un processus sociétal de pacification des mœurs, mis en évidence depuis Norbert Elias et par nombre d’autres auteurs depuis, qui rend insupportable les relations non pacifiques.
- un processus politico-juridique de disciplinarisation par la criminalisation, augmentant le nombre des renvois au parquet et diminuant le nombre des classements sans suite, du fait d'un recours de plsu en plus intensif à une réponse judiciaire, fut-elle le simple « rappel à la loi »
- un processus de judiciarisation des conflits de la vie sociale ordinaire, transformant en délits des troubles de voisinage banaux.
- un processus socio-économique de compétition pour les biens de consommation, amenant des solutions à la Merton, lorsque celui-ci qualifiait les délinquants « d’innovateurs », suffisamment intégrés pour valider ce que le société impose comme objectifs valorisés, et cependant trop loin de toute possibilité de les atteindre de manière licite pour ne pas engendrer des comportements déviants.
- un processus de ghettoïsation, amenant des phénomènes de délinquance organisée dans les lieux de relégation (dans le cadre d’une économie parallèle qui enrichit quelques-uns mais permet à d’autres de vivre) et des violences contre les institutions qui viennent encore gonfler les statistiques.
L’invention de la violence est un excellent ouvrage de vulgarisation. Il doit permettre au grand public de prendre la mesure de la réalité de la violence, au delà des fantasmes. Je lui adresserai seulement trois critiques. La première, qui ne concerne que peu de monde, est la faible apport de ce livre pour un lecteur qui connaît les travaux de Mucchielli et qui a lu d'autres de ses ouvrages. La seconde porte sur le passage un peu rapide par pertes et profits des zones où une violence intense s’exprime au détriment de chiffres nationaux. Parler de la France dans son entièreté est le propos de Mucchielli, c’est son choix et il l’explique d’ailleurs, mais il risque d’être mal ressenti par les habitants de certains quartiers qui expérimentent une violence plus intense que les moyennes citées par l’auteur, décrédibilisant de fait sa parole auprès de ces populations. Enfin, l’anticulturalisme presque primaire de l’auteur me gène beaucoup. Que tout ne soit pas culturel, c’est une évidence, qu’il y ait beaucoup d’explications sociales, aussi, mais nier tout apport de la culture aux attitudes et aux comportements paraît être plus une volonté programmatique qu’un discours scientifique. Sur ce point je pense avec
Lagrange, que Mucchielli écarte d’un revers de main page 103 que la culture, notamment familiale, est l’un des facteurs explicatifs des comportements, y compris délinquants.
L'invention de la violence, Laurent Mucchielli
Commentaires
Merci pour cette chronique salutaire.