La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Nanotechnologists don't dance


Aux Utopiales, j’ai pu converser avec Ian McDonald. Il parle anglais, vite, je n’avais pas d’enregistreur, je n’ai pas tout compris ni retenu. Simplement que nous vivons dans un monde fou, qu’aucune religion ne fait sens, que la technologie low cost transforme les sociétés, qu’il aime la bonne chère et semble ne discuter avec ses éditeurs qu’au restaurant (ce que je ne peux qu’approuver). Mais, à un moment, je lui demande pourquoi ses romans se passent dans le monde en développement (pour ceux qui pensent le contraire de la Turquie, faites un tour à l’Est de Anatolie et on en reparle), et il répond en tirant un Scud sur une Statue du Commandeur. Et là, mon audition a miraculeusement retrouvé toute son acuité. William Gibson, dit-il, s’est trompé lorsqu’il a affirmé (en 2003, dans The Economist, ndlr) que « The future is already here – it's just not evenly distributed. ». En réalité, dit Mc Donald, le futur est partout. Il est, de fait, « evenly distributed » ; les objets technologiques sont disponibles partout dans le monde, même si pas pour tous, et ce qui intéresse Mc Donald c’est de voir comment le même objet est utilisé différemment dans des cultures différentes. D’imaginer ce que les gens autres font des objets que nous avons créés d’abord pour nous-mêmes.
"The Dervish House" est un roman de 2010, nominé Hugo 2011 et lauréat du BFSA 2011, non encore traduit en français, de Ian Mc Donald, l’auteur du Fleuve des Dieux. Ces deux romans n’existent que pour répondre à la question énoncée ci-dessus.
Disons le tout de suite, "The Dervish House" est un grand roman. Istanbul, futur proche, après l’entrée de la Turquie dans l’UE. Six personnages partagent la même tekke dans un quartier populaire. Un peu à l’écart, ils vivent des vies non pas misérables mais ordinaires. Jusqu’à ce que la rumeur du monde les atteignent. Leur destin et leur vie vont alors se croiser de manière imprévisible et imprévue.
"The Dervish House" est un grand roman parce que s’y croisent politique, religion, économie, technologie, portées par des personnages incarnés, dans une Istanbul superbement décrite. Il serait pénible pour toi, hypocrite lecteur, de voir lister toutes les idées qu’on trouve dans le roman. Tentons-en une recension abrégée. Mc Donald décrit une Turquie étirée (écartelée ?) entre UE et monde musulman, entre Europe et Asie, entre la modernité des grandes villes et la rusticité des campagnes, un pays dont la schizophrénie est matérialisée par la géographie d’Istanbul, divisée par le détroit du Bosphore entre un hémisphère européen et un hémisphère asiatique (donnant l’occasion d’une superbe scène au milieu du pont de Galata), une Turquie encore et toujours gangrénée par sa gestion calamiteuse de ses minorités, arméniennes, grecques, kurdes, une Turquie enfin dans laquelle l’Armée n’est jamais bien loin du gouvernement. Sa Turquie est vraie car les questions qu’il y place sont celles qui tiraillent ce pays depuis longtemps. Le futur ne suffit pas à régler les problèmes politiques. Le progrès scientifique ne suffit pas à créer un monde et une humanité meilleurs, comme l’ont découvert à la dure les intellectuels après la guerre de 14 (Gallipoli là-bas, dont il est question dans le roman, mais côté turc, et pas côté australien comme dans le film de Peter Weir ou le déchirant Waltzing Mathilda des Pogues), et comme l’avait pressenti Mary Shelley. Son Istanbul est vraie car elle est l’une des villes les plus vivantes qu’il m’ait été donné de lire. Mc Donald met des images, des couleurs, des sons, des odeurs, du mouvement, des figurants dans sa ville. La « reine des cités » grouille de vie, le lecteur la voit littéralement s’animer sous ses yeux. La mise en mots de la ville est incontestablement une réussite. Au-delà de la ville, le monde de Mc Donald est vrai. Scientifiquement, les nanotechnologies sont présentées comme « the next big thing », de la graine de révolution technologique (l’annonce en étant habilement faite par l’un des personnages). Difficile de ne pas être d’accord. Culturellement, le Mythe et l’Histoire ne sont jamais loin, djinns, saint légendaire, vieux Corans enluminés, et surtout homme emmiellé. Géopolitiquement, Israël a bombardé l’Iran pour détruire ses réacteurs nucléaires (alors là, chapeau bas), le gaz est devenu la ressource valorisée, plus spéculative que le pétrole, le terrorisme islamiste est une préoccupation permanente, facilité par l’accès à des nouvelles technologies facile à mettre en œuvre. Politiquement la Turquie est une « quasi démocratie » comme il y a des quasi cristaux. Religieusement, à côté de personnages raisonnablement laïcs, on trouve des illuminés qui s’auto intitulent Sheikh et tentent d’installer une sharia des rues, système judicaire de proximité utilisant le Coran et les hadiths comme sources, et se substituant au système étatique en rouvrant une ijtihad improvisée et dirais-je Pour les nuls (scène surréaliste où on tente de déterminer si les visions de Necdet sont halal ou haram). Economiquement, le monde de Mc Donald fait vrai. Il décrit avec une grande précision le fonctionnement des marchés dérivés de matières premières, mais aussi le monde des startups et des levées de fonds. Surtout, et c’est très fin, il décrit un monde où la catastrophe financière prend le pas sur la catastrophe terroriste d’une manière originale et étonnamment réaliste.
Ces sujets de réflexion (et il y en a d’autres dans le roman) sont portés par cinq personnages détaillés, réalistes et riches. Ils font de ce qui aurait pu n’être qu’un brillant vagabondage intellectuel une histoire passionnante, car on s’y attache aux personnages, on veut savoir ce qu’il adviendra d’eux et comment le tourment du monde, envahissant leur tekke, les affectera. On se passionnera donc pour Necdet, un fondamentaliste qui se met à voir des djinns après avoir survécu à un attentat, et devient un Sheikh local par l’effet de ce simple hasard tant il est vrai que les effets sociaux des illusions ne sont pas illusoires, pour Can, un enfant de neuf ans, handicapé par une maladie de cœur et « enfermé » « pour son bien » par ses parents, qui tombe sans le vouloir sur bien plus gros que lui et commence par désœuvrement une enquête à l’aide de ses micro robots, reprenant le rôle (l’infiltration virtuelle) dévolu au pirate dans la première trilogie de Gibson, pour Adnan, qui rêve de s’enrichir, utilise toutes les arcanes de la finance dématérialisée pour ce faire, et sauve la situation sans le vouloir ni le savoir, puis fiannce la nouvelle révolution technologique, incarnant par deux fois le concept smithien de "main invisible", pour sa femme Ayse qui rêve de mettre la main sur un objet réputé légendaire et miraculeux, pour Leyla, à l’ambition dévorante de quitter la glaise et de cesser d’être « La fille aux tomates » pour entrer dans le monde de demain, pour Georgios enfin, triste figure d’économiste expérimental métèque, vieux et solitaire, brisé par une révolution ratée, une trahison aux effets irréparables, un amour perdu, et qui ne voit plus le monde qu’à travers les statistiques.
Quand Catherine Pancol écrit un roman choral ça donne « Les yeux jaunes… » (Début de résumé : L’histoire commence sur la séparation de Joséphine, notre héroïne et de son mari Antoine. Ils sont tous les deux dans la quarantaine et ils ont deux filles. Hortense, la jolie sœur aînée de 16 ans et Zoé, la petite sœur cadette de 11 ans qui est la plus maladroite des deux. Joséphine est chercheuse au CNRS et elle est une véritable passionnée du XII e siècle. Mais elle a toujours vécu dans l’ombre de sa sœur aînée Iris qui depuis l’enfance a accumulé les compliments aussi bien sur sa beauté que sur ses talents d’actrice. Iris s’est mariée avec Philippe, un riche et séduisant chef d’entreprise qui tient le monopole sur le pays. Lasse de sa vie emplit de luxe, un jour, lors d’une soirée mondaine Iris déclare devant un célèbre éditeur qu’elle va écrire un livre sur le XIIe siècle.). O_o Qu'est ce qu'on en a à foutre ?
Quand Mc Donald écrit un roman choral ça donne l’excellent "The Dervish House" qui a les qualités du « Fleuve des dieux » en beaucoup plus efficace car plus récit et acteurs sont plus concentrés.
Choisis ton camp, camarade. Moi, c’est fait.
The Dervish House, Ian McDonald

Je dédie ce post à El JC qui aurait sûrement aimé le livre.

Commentaires

Gilles Dumay a dit…
Ce roman est à paraître en octobre 2012 chez Denoël, dans la collection Lunes d'encre.
Gromovar a dit…
Ah ben voila, on me dit jamais rien ;-)
Cédric Ferrand a dit…
Et encore un billet qui provoque une furieuse envie de lire. Merci Gromovar.
Lhisbei a dit…
Je te hais Gromovar :) parce que tu fais des trous dans mon budget (et le budget 2012 va être serré)

Sur le pont de Galata de Ian McDonald il y a toujours des pêcheurs à la ligne ? Et des échoppent de poissons frits à ses pieds ? Istanbul est une ville phénoménale littéralement tiraillée entre traditionalisme et modernité et je suis bien curieuse de voir comment il rend cette ville.
Gromovar a dit…
@ Cédric Thx. Ya vraiment un bled appelé Charlemagne au Québec ?

@ Lhisbei "One man you can trust spends his days down fishing off the Galata Bridge - everyone knows him as Red"
Ca répond à ta question ?
Après tes vacances tu ne peux pas rater ce livre. Tant pis pour le budget 2012. Revends la Cadillac.
Lhisbei a dit…
yes ça y répond :)
nan je suis une femme : je veux tout, la cadillac, le mariage à Vegas et le bouquin :p
Efelle a dit…
Déjà convaincu par Roi du Matin, Reine du jour, je fondrai sur celui l'année prochaine lors de sa sortie.

D'ici là, j'espère avoir lu Le Fleuve des Dieux. ;)
Verti a dit…
très bon review qui donne effectivement très envie de découvrir l'oeuvre de McDonald et de se rendre en Turquie...Il va falloir que je trouve du temps entre "Who fears death" et "The Highest frontier"...

Verti
Gromovar a dit…
Je connaissais pas The Highest Frontier, mais je viens de lire le résumé et il va falloir que je fasse rapidement connaissance.
Merci pour l'info.
Cédric Ferrand a dit…
> Ya vraiment un bled appelé Charlemagne au Québec ?

Oui, c'est même le lieu de naissance de Céline Dion.
Difficile de brosser un portrait exhaustif de ce livre tant il est riche. Tu y parviens pourtant. Belle chronique, longue vie à ce livre qui est fabuleux ! Istanbul est vivante à travers l'écriture de Ian McDonald, c'est un véritable plaisir.
Gromovar a dit…
Livre fabuleux donc Prix PSF ;)