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Le cimetière de Prague" est le dernier roman d’Umberto Eco. Des années après « Le nom de la rose », Eco refait un grand numéro d’érudition qui éblouit autant qu’il informe. Cet homme m’impressionne.
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Le cimetière de Prague", construit comme les feuilletons d’Eugène Sue auquel il est fait explicitement référence, promène le lecteur dans la face cachée du XIXème siècle. Dominé par les mythes conjoints du Progrès et de l’Unité, ce siècle frénétique est celui où le monde s’ouvre et devient grand. Période de bouleversements sans précédent, le siècle donne le tournis aux hommes comme aux sociétés, et génère les graines des désordres du XXème.
Révolution industrielle, changements sociaux brutaux, apparition des « classes dangereuses », progression de l’athéisme et de l’anticléricalisme, révolution et contre-révolution, progrès scientifique rapide, positivisme et science des sociétés, perte d’influence de l’Eglise, nationalismes et unités nationales, printemps des peuples souvent réprimés dans le sang, sociétés secrètes, spiritisme, obsession du complot, encycliques variées allant de «
Humanum Genus » à «
Rerum Novarum » dans une tentative du Vatican de s’adapter aux temps en gardant pouvoir et influence. La camisole des Anciens Régimes a sauté, et les sociétés gigotent comme des épileptiques.
Eco crée un personnage fictif, Simon Simonini, au centre de tous les complots et de toutes les conspirations de l’époque. En suivant ce triste sire, le lecteur voit se dérouler sous ses yeux toutes les aberrantes folies d’une époque qui a perdu son Nord et qui le cherche tous azimuts, comme un rat dans un labyrinthe. L’auto-analyse de Simonini, qui a rencontré Freud, est aussi celle d’une époque. Le faussaire Simonini aura donc à faire avec les
carbonaris, les
garibaldiens, Napoléon III, Alexandre Dumas, les services secrets français, prussiens, russes, qui luttent autant entre eux que contre leur propre gouvernement et leur propre opinion publique (quoi qu’elle puisse être). Mais il fraiera aussi (ou aura à s'occuper) avec les maçons, les anti maçons, les antisémites, les jésuites, les socialistes, les communistes, les psychanalystes, les satanistes, les lucifériens, les illuminés de tous poils,
Drumont, Zola, Esterhazy,
Léo Taxil et
Diana Vaughan,
l’abbé Barruel, etc… ; une horde de malades, de mystificateurs, de psychopathes à des degrés divers de pathologie qui conspirent, manipulent, emprisonnent, tuent, et préparent la solution finale, plus par jeu (des trônes) que par véritable conviction. Son chef d’œuvre est la création du «
Protocole des Sages de Sion », faux grotesque que beaucoup considèrent encore comme authentique, notamment à l’extrême droite et en terre d’Islam, et auxquels Will Eisner a consacré un
magnifique ouvrage dont je recommande la lecture.
Le personnage créé par Eco est ahurissant de vérité. La haine qui dégouline de chacune de ses phrases et de ses pensées est purement stupéfiante (de ce point de vue, le début du livre où il énumère les défauts qu’il trouve à toutes les « races », y compris à ses propres compatriotes, est du grand art). D’autant plus quand l’Histoire nous dit que de tels personnages ont existé et existent encore aujourd’hui. Indifférents à toute humanité, mais surtout indifférents à la vérité, du moment que le mensonge ou l’affabulation servent leur but, ils inventent et véhiculent des théories délirantes qui ne sauraient résister à un examen attentif. Mais qui veut d’un examen attentif ? Ni les commanditaires de Simonini qui savent la plupart du temps qu’il leur fournit des faux, et dont la main droite ne sait souvent pas ce que fait la main gauche, ni le peuple qui veut de l’interdit, du croustillant, de l’inédit. Plus c’est gros, plus ça passe ; « aucun avion n’est tombé sur le Pentagone » ou alors « la CIA était d’accord avec les attentats, ça justifiait la guerre d’Irak faite pour récupérer du pétrole pour Exxon et donner des marchés au complexe militaro-industriel », etc… On ne croit que ce qu’on est disposé idéologiquement à croire. Dans « La culture du pauvre »,
Richard Hoggart montrait que la volonté, prégnante dans les classes populaires, de ne pas être dupe, pouvait virer à une disqualification à priori de toute vérité, du moment qu’elle venait « d’en haut ». Chacun le sait bien, « ils » nous mentent. La vérité est toujours ailleurs. Ce trait populaire est aujourd’hui, me semble-t-il, général. Chacun se gorge de sa propre intelligence en se posant comme quelqu’un à qui on ne la fait pas. Devant l’air entendu de ceux qui savent qu’ils ne savent rien mais jurent qu’il y a sûrement quelque chose à savoir, je pense souvent à cette réplique du Mitterrand des Guignols : « Imbéciles ».
Dans un autre domaine, et dans « La psychologie de masse du fascisme »,
Reich affirmait, en substance, que l’Allemagne avait accepté le message nazi car la foule, mystique, aimait croire l’incroyable. C’est la thèse de l’auteur ici. Reich posait aussi la répression sexuelle comme nécessaire à tout système répressif (1). Rien d’étonnant alors si Simonini, comme Drumont sont des impuissants pervers terrorisés par les femmes. Rien d’étonnant si le sexe conduit au dégout et au meurtre. Rien d’étonnant si la mystique (Eco n’en parle pas mais à l’époque on trouve aussi
Mesmer,
Flammarion, la
Golden Dawn, les
Antoinistes,
Blavatsky, j’en passe et des meilleures) est la forme privilégiée que prend l’hystérie de l’époque. Eco n’écrit-il pas d’ailleurs : « Une mystique est une hystérique qui a rencontré son confesseur avant son médecin. » ?
Par une solide construction historique, un travail de documentation impressionnant, une mise en situation réussie, Eco invite le lecteur à un magistral cours d’Histoire. Il espère aussi lui montrer comment on construit le réel, et l’inciter à vérifier, s’assurer, confirmer que de nouvelles idées ne sont pas juste de vieilles idées recyclées et remises à l’ordre du jour. L’antisémitisme latent et endémique de l’Europe envers le «
peuple déicide » n’avait besoin que d’une mise en forme pour actualiser son potentiel. Les antisémites du XIXème, le Protocole, l’affaire Dreyfus, entre autres, ont fourni cette mise en forme avec les résultats qu’on sait.
Une dernière remarque. Certains italiens ont accusé Umberto Eco de sympathie avec son personnage et d’antisémitisme. Combien de neurones le politiquement correct détruit-il chez un homme d’intelligence normale ? Je l’ignore, mais le nombre doit être colossal pour que de telles énormités puissent être proférées. A moins que ce ne soit une nouvelle manifestation du complot judéo maçonnique ;-)
(1) On pourra voir avec profit mon mémoire "La régulation politique de la sexualité : étude de quelques modèles utopiques" ;-)
Le cimetière de Prague, Umberto Eco
L'avis (éclairé) de Cédric Ferrand.
L'avis d'Efelle
Commentaires
Bon dis moi un peu, avant que je ne quitte le boulot de suite pour retomber dans mon travers de braqueur de libraires sans défense, est-ce que les autres bouquins, comme le nom de la rose par exemple, véhiculent le même thème (qui m'intéresse beaucoup), ou bien pas du tout et je peux aller tranquillement agresser de ma carte bleue le prochain libraire que je croise ?
+1 avec Isil tiens, on gagnera du temps.
Mais la Théorie du complot donne clairement du sens à un ensemble d'informations que le commun n'arrive pas à relier entre elles. L'idée d'un univers insensé est presque insupportable pour la plupart des gens.
Après ça, ce serait honteux de ne pas se mettre à (re)lire au moins le nom de la rose et le cimetière de Prague.
Eco est de cette espèce d'auteur en voie d'extinction qui, en plus de réjouir avec un style agréable, enrichissent l'intellect de leurs lecteurs et donnent matière à penser (de quoi "ruminer" comme il faut !).
+ 1 avec Guillaume. Sacré boulot d’exégèse.
Et j'ai vérifié : ton mémoire d'IEP est répertorié dans le SUDOC. Dommage qu'il ne soit dispo qu'à la BU d'Aix-Marseille...
Et puis, en passant, je vois que monsieur Gromovar m'avais caché qu'il était l'auteur d'un mémoire qui semble fort intéressant ! Il va falloir jeter un coup d’œil là dessus.
Le complot, comme les dieux antiques, donnent du sens à un monde trop complexe pour être compréhensible. La recherche du complot, c'est l'étude des signes dans les religions.