La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

La religion des saigneurs


"La religion des seigneurs", du docteur en économie Eric Stemmelen, se propose de traiter une question simple qui n'a jamais reçu de réponse satisfaisante. Comment la secte chrétienne, ultra-minoritaire et exotique au point d'être qualifiée "d'ennemie du genre humain", est-elle devenue en peu de temps la religion officielle de l'empire romain finissant, puis celle de la plupart de ses sujets ? Pour un croyant, pas de doute : Dieu l'a voulu ainsi, et cette entreprise ne pouvait qu'être couronnée de succès. Un incroyant voudra s'attacher plus à étudier les conditions socio-économiques de cet avènement, ainsi que le substrat politique sur lequel il se produit.
S'aidant d'une relecture extensive des sources historiques (malheureusement largement chrétiennes tant la nouvelle religion a pratiqué l'autodafé), Stemmelen développe une thèse que j'ai trouvé passionnante. La république puis l'empire romain avait fondé sa prospérité sur une économie esclavagiste utilisant les guerres de conquête comme moyen de se procurer les ressources humaines nécessaires à l'exploitation des grands domaines agricoles ainsi que les métaux précieux indispensables au commerce. L'otium, pratique raisonnée de l'oisiveté, est la norme valorisée ; le travail est le propre des esclaves. La fin des guerres de conquête confrontera, à partir de la fin du 2ème siècle, l'empire à une crise de l'esclavage par manque d'esclaves. Simultanément, la classe sénatoriale perd de son pouvoir et est progressivement supplantée par les propriétaires de latifundia, d'extraction roturière et militaire. D'immenses domaines agricoles sont crées, propriétés de la nouvelle classe en ascension ; le gros de la production alimentaire de l'empire y sera réalisé. Manquant d'esclaves, ces domaines utiliseront comme main d'oeuvre des colonis, hommes libres dont le statut sera progressivement durci jusqu'à devenir l'équivalent de celui du serf médiéval. Comment imposer à ces colonis le devoir de travailler (tâche ignoble) et celui de se reproduire pour que les fils remplacent les pères (dans un monde où la liberté des pratiques sexuelles étaient la règle) ? Les seigneurs naissants vont trouver dans la doctrine chrétienne les armes idéologiques de cette transformation ; travail, chasteté, mariage indissoluble, reproduction, tels sont en effet les commandements d'une religion jusqu'ici largement ignorée par l'empire. L'occasion étant trop bonne, ils vont adopter cette croyance et faire en sorte de la propager.
La conversion politique de Constantin (en 313, avant la véritable en 337) ne sera que le catalyseur qui accélèrera un processus déjà en cours dans les provinces, où la nouvelle élite romaine se convertit progressivement au christianisme (les origines sociales des évêques et des fidèles connus en attestent), tant celui-ci sert ses intérêts de classe. Lente du temps de Constantin, la conversion totale de l'empire à un modèle théocratique sera le fait de ses successeurs. Stemmelen affirme que l'empire devient alors totalitaire, avec une idéologie unique et totalisante, ainsi qu'une terreur omniprésente qui détruit toute autre foi ou philosophie par le fer et le feu. Vainquant le donatisme et l'arianisme, et s'infiltrant de plus en plus profondément dans les strates du pouvoir impérial, la religion chrétienne (puis catholique) organise son appareil de domination temporelle, et l'utilise pour convertir, souvent de force, le peuple à sa foi, n'hésitant pas néanmoins, chaque fois que nécessaire, à pratiquer le syncrétisme afin de transformer les divinités traditionnelles du peuple en saints ou en vierges.
Valorisation du travail (surtout après le développement de la doctrine du péché originel), mariage reproductif, obéissance et soumission, les valeurs transmises au peuple par des évêques qui souvent n'en respectent aucune (par la persuasion, la menace, ou la peur) contribueront à domestiquer les citoyens abâtardis du bas empire et à préparer un moyen-âge durant lequel des serfs, attaché à la terre de leur seigneur, devront travailler toute leur vie en expiation d'un péché commis en des temps immémoriaux et en un lieu imaginaire.
On peut trouver le propos de l'auteur un peu outré. Il est vrai qu'il charge lourdement la barque, mais elle l'avait tellement été, dans l'autre sens, par les apologistes qu'on se dit qu'il ne fait que la rééquilibrer. Le langage qu'il utilise est parfois un peu trop ironique à mon goût pour un travail qui se veut de niveau universitaire par le nombre, la qualité, et la confrontation des références qu'il utilise. C'est un détail. J'ai lu ailleurs que sa vision était marxiste, et je ne le crois pas. Son champ lexical l'est assurément, mais son raisonnement me paraît différer du marxisme sur un point capital. Pour Marx, la superstructure idéologique est un sous-produit de l'infrastructure technique qui la détermine. Ici il n'y a pas production idéologique, mais collusion entre un système productif et une idéologie distincts, collusion qui vire assez vite à la fusion incestueuse tant chaque partie trouvera intérêt à s'associer à l'autre. Il n'y a finalement que sur le totalitarisme que je ne suis pas d'accord avec Stemmelen, tant cette notion complexe me semble liée à un projet d'amélioration ultime de l'humanité sur terre, et donc en contradiction avec une religion qui promet le mieux pour l'au-delà. Totalitarisme et transcendance me paraissent antinomiques. J'aurais accepté sans problème "Dictature chrétienne". A moins que ce ne soit aussi qu'une question de vocabulaire.
La religion des seigneurs, Eric Stemmelen

Reçu et lu dans le cadre d'une opération Masse Critique de Babélio.

Commentaires

Bon de savoir que des gens courageux continuent de produire ce genre d'ouvrage critique. On en a particulièrement besoin à notre époque de dénie de l'histoire et de regain en force de la religion.
Gromovar a dit…
Tout à fait :)