Mirror Bay - Catriona Ward VF

Sortie de Mirror Bay , la version française de l'excellent Looking Glass Sound de Catriona Ward. C'est encore une fois magistral, tortueux, émouvant et rempli de faux-semblants  (il faut en profiter, ce n'est plus le cas dans le décevant Sundial pas encore sorti en VF) . Ne passe pas à côté, lecteur.

Amatka - Karin Tidbeck - The power of words


"Amatka" est un roman dystopique weird de Karin Tidbeck, suédoise connue jusque là pour des nouvelles, dont le recueil Jagannath.

Vanté par Jeff ‘fungi’ Vandermeer, "Amatka" nous entraine dans un monde étrange, crépusculaire, dépourvu de ciel bien clair comme de soleil. Les humains – en est-ce vraiment ? – qui peuplent ce monde sont venus d’ailleurs, de l’Ancien monde (on croirait une fiction macroniste). D’où exactement ? Comment ? Ces informations se sont perdus dans l’abîme, pourtant pas si profond, du temps.
Et où se trouve ce Nouveau monde ? Autre dimension ? Centre de la Terre ? Tout est possible. Quoi qu’il en soit, il est constitué de cinq colonies fondées par les glorieux Pionniers – cinq colonies dont ne restent que quatre.

Brilars’ Vanja Essre Two (les noms ne sont pas complexes, ils sont descriptifs) est une jeune enquêtrice marketing. Originaire de la colonie de Essre, elle est envoyée dans celle, plus lointaine, d’Amatka pour y réaliser une étude sur les besoins en produit d’hygiène. Elle doit aider à l'établissement de nouveaux plans de production destinés aux entreprises nouvelles que le Comité a autorisé et qui espèrent concurrencer des firmes d’Etat dont la caractère générique des produits rappelleront des souvenirs aux spectateurs de Good Bye Lenin.

A Amatka, Vanja est accueillie par Ulltors’ Nina Four. Nina a « gagné » le tirage au sort solidaire et c’est donc chez elle que vivra Vanja durant son séjour de quelques semaines dans la colonie agricole. Mais, dans ce monde où le bonheur est aussi obligatoire que la discipline, grisaille, immobilisme, et uniformité rendent Vanja malheureuse ; à Amatka, elle croisera la route d’autres citoyens insatisfaits, trouvera la preuve de mensonges que même les mots du pouvoir ne peuvent dissimuler complètement, et éprouvera la fragilité de la construction sociale de son monde ainsi que celle de sa réalité physique.

Avec "Amatka", Tidbeck crée un totalitarisme qu’on peut qualifier de dystopie mycommuniste (car basant une grande part de son alimentation sur la culture des champignons). Appartements collectifs sur affectation, loisirs collectifs obligatoires, maisons d’enfants où les jeunes vivent toute la semaine loin de leur parents pour éviter trop d’engagements affectifs (Platon et sa Cité idéale ne sont pas loin), endoctrinement constant et dénonciations juvéniles de géniteurs trop critiques, ersatz et pénuries (Tidbeck substitue l’exemple des tampons hygiéniques à celui des lames de rasoir de 1984), devoir explicite de fornication reproductive ou au pire d’insémination, comité exécutif tout puissant, réécriture de l’histoire et censure, élimination des dissidents, on est ici entre l’enfer de Staline et celui d’Orwell, non loin des étrangetés froides et inhumaines de Kafka. Le tout est, comme il se doit, justifié par les nécessités de la survie dans un monde hostile – Tidbeck ayant la cruauté de ne jamais dire au lecteur si ces dangers existent vraiment et si la politique d’oppression du comité est justifiée en finalité.

Communisme productif et idéologique, le monde des colonies est bien plus que cela. La réalité même est incertaine. N’est doté de forme que ce qui est nommé, marqué, listé. Sur les stylos est écrit « stylo », sur les valises « valise » ; et il faut régulièrement renouveler le marquage soumis à l’effacement progressif . Il n’est pas idiot non plus de nommer à haute voix ce qu’on utilise, pas plus que d’établir des listes de tout ce qui se trouve dans un lieu donné. Sinon la désintégration de l’objet négligé, le retour à l’écœurante boue primordiale dont tout est fait, finit par se produire. Une perte, une honte, et un signe potentiel de dissidence. Il reste bien quelques objets du monde d’avant, stables eux, mais si peu nombreux qu’ils doivent parfois être recyclés tels ces livres de poésie dont on fait des registres administratifs.

Créer – ou transformer – le monde en le nommant, Tidbeck n’est pas la première à le faire. Klemperer, Orwell, ou Maïakovski ont dit le pouvoir de création politique des mots ; la Genèse et Le Guin leur pouvoir de création physique. Chez Tidbeck, les deux aspects cohabitent. Les mots, s’ils sont maniés correctement et avec grande conviction, peuvent créer ex-nihilo un autre monde où faire défection ou plus modestement changer un morceau de la réalité pour satisfaire aux besoins d’un acte. Ce pouvoir de faire advenir en nommant, qui est celui de l’Etat si on en croit le Bourdieu de Sur l’Etat, est contesté ici par les révoltés et les poètes. Révolution vraie contre révolution confisquée.

Même si l’un des mantra des colonies est : « As morning comes we see and say : today’s the same as yesterday », la révolte de Vanja accélèrera la dégradation d’une utopie dont les jours semblaient de toute façon comptés. Progression intérieure désabusée dans un monde sans passé si triste et gris que, comme l’aurait dit Cioran, les rossignols s’y mettraient à roter, révolution par la base contre conservatisme mortifère d’une société « parfaite et scientifiquement organisée », la quête nécessaire de Vanja lui coûtera bien cher. Elle livre néanmoins au lecteur un message d’espoir face à l’oppression idéologique, un appel aux armes contre la post-vérité, et la conviction qu’il faut agir même quand on ne maitrise pas tout, même quand toutes les explications ne sont pas (plus ?) disponibles. Si la passé est oblitéré, rien n’empêche de penser l’avenir et de briser les gangues de formatage intellectuel qui empêchent d’y accéder.

On pourra reprocher à ce premier roman une fin un poil rapide (sûrement voulue), la profondeur insuffisante de certains personnages (bien que ça participe de l’étrangeté du tout), une trop grande proximité avec 1984, et une sous-utilisation probable du pouvoir créateur des mots. Mais quelle atmosphère ! Etrangeté, mystère, et pertinence du propos sont là, sans oublier un style qui traduit à merveille le lugubre weird du monde ; le bilan est donc plus que positif.

Amatka, Karin Tidbeck 

PS : On peut écouter la nouvelle "Appel aux Armes pour la défense des droits des auteurs décédés", de Karin Tidbeck, sur l'excellent et néanmoins ami podcast Coliopod. Qu'on ne s'en prive pas !

Commentaires

Unknown a dit…
Hello

La volte publiera ce roman au premier trimestre 2018...
Unknown a dit…
roman à paraître à la Volte au premier trimestre 2018
Gromovar a dit…
C'est une excellente nouvelle. Un roman aussi intelligent qu'accessible.