La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

The Croning : Une Horreur Féministe

"The Croning" est le premier vrai roman, publié en 2012, de Laird Barron, auteur multiprimé d’horreur et de dark fantasy presque totalement inconnu en France. Enfin, sauf ici.

Absolument dark, résolument weird, il peut faire penser à Lovecraft par son nihilisme matérialiste, même si son style est bien différent de celui du maitre de Providence. De plus, les entités décrites par Barron sont habitées par une malveillance primordiale qu’on trouve moins chez Lovecraft. Chez HPL l’univers est d’abord et essentiellement indifférent à l’Homme, chez Barron l’Homme est une proie dont le trépas et la souffrance ravissent les entités extérieures.

Venons-en à "The Croning". Le terme d’abord. Croning est un terme anglais utilisé dans certains milieux féministes ou païens, forgé par la contraction de Crone (vieille femme) et de Crowning (couronnement) ou par une simple gérondification de Crone (hypothèse moins fun). Pratiqué en cercle wiccan, le croning est une cérémonie de couronnement, d’initiation, d’hommage, d’intégration (mets ce que tu veux, lecteur, du moment que ça flatte l'élue) d’une femme mure. Je ne m’étendrai pas ici sur les détails de la chose, qu’on sache seulement que cette autocélébration narcissique et éruptive du moi m’a bien fait rire et que je songe maintenant à créer une telle cérémonie au sein du jury du PSF.
Normalement, chez les illuminées wiccanes, ça se passe à peu près sans mal. Ce ne sera évidemment pas le cas dans le roman de Laird Barron.

D’un fantastique lorgnant d’abord sur la fantasy puis sur le weird sans jamais quitter une forme de réalisme mondain, le roman est difficile d’accès. Et il le reste longtemps.

Le texte commence en effet par une version noire et sinistre du conte du Nain Tracassin (Rumplestiltskin en version anglaise). Barron prend soin d’assombrir cette histoire, de la rendre non seulement inquiétante mais écœurante, et de laisser entendre qu’elle s’est conclue de manière bien plus tragique que ne l’ont raconté les frères Grimm (qui pourtant n’édulcoraient déjà guère dans leurs versions initiales), faisant même miroiter une explication complète à venir plus tard. Puis plus rien sur ce sujet, presque jusqu’aux dernières pages.

C’est ensuite à un couple contemporain que l’auteur s’intéresse. Don Miller est géologue. Sa femme Michèle, dont il est follement amoureux et qui le lui rend bien, anthropologue. Le premier contact du lecteur avec les tourtereaux l’amène à les accompagner lors d’un voyage à Mexico, en 1958, qui, après des jours et des nuits de Margaritas, de tourisme, et de sexe, tourna au plus qu’étrange quand Michèle disparut. Parti à sa recherche dans une ville qu’il ne connaissait pas, Don y fit de bien mauvaises rencontres dont il ne sortit indemne que par miracle (et en ayant oublié une bonne partie de ses tribulations).

Puis le temps passe et, de flashes en flashes, oscillant entre 1980, aujourd'hui, et des souvenirs de dialogues antérieurs, Barron invite le lecteur à suivre la vie de ce couple d’intellectuels. Mais plus la lecture avance, plus le lecteur sent que quelque chose ne colle pas. Les descriptions sont trop imprécises, les souvenirs trop fragmentaires. Don, qui raconte, est le narrateur non fiable par excellence. Sa mémoire le trahit ; elle nous trahit donc aussi.
Et Don, si inquiet pour sa femme en 1958 mais si vivace et décidé aussi, qu’est-il devenu au fil des années ? Craintif, fatigué, il a progressivement abandonné le travail sur le terrain pour se consacrer à des fonctions administratives.
Et cette Michèle, qu’il aime toujours autant mais qui semble maintenant tellement plus forte que lui, tellement plus libre, définitivement installée du bon côté d’un déséquilibre que l’accumulation de détails finit par présenter comme abyssal.
Et cet entourage encore, toutes ces familles upper-upper class du Nord-Ouest des USA aux liens au moins aussi anciens que la colonisation et dont le pouvoir dans l’Etat de Washington est indiscutable ; des familles dont fait partie la (mystérieuse et invisible) famille de Michèle et que tangente celle de Don.
Qui sont vraiment tous ces gens ? Que veulent-ils ? Quels rapports entretiennent-ils avec les Miller et leurs (maintenant grands) enfants ? Ou encore, qui est vraiment Bronson Ford, le mystérieux garçon adopté par les voisins ? Et que veulent les agents fédéraux (le sont-ils d'ailleurs ?) qui contactent Don et lui racontent une histoire incroyable ?

Des questions, tant de questions qui s’accumulent au fil des pages et tournent en vrille dans l’esprit du lecteur. Car ce n’est pas possible, il faut bien qu’une logique dissimulée rende tous ces fragments cohérents. Hélas, pour obtenir des réponses, le malheureux lecteur n’a que Don vers qui se tourner. Don qui ne comprend pas toujours tout, qui n’a pas toujours tous les éléments, qui oublie tant et peut si peu. Don qui n’est pas de taille (mais qui le serait ?) contre une menace antédiluvienne et absolument étrangère dont il n’a de toute façon qu’une conscience diffuse.

La confusion de Don est celle du lecteur. C’est très bien fait par Barron qui réussit à entourer ce dernier du même brouillard de désorientation mentale que son héros, sans jamais sacrifier ni l’avancée du récit, ni le rythme des révélations.

Amateurs d’horreurs cosmiques, plongez avec Don dans un le pot d’encre de seiche. Le voyage est ardu mais, arrivé à destination, quand l’ensemble des points dessinera une tapisserie, vous ne regretterez pas de l’avoir fait, ni d’avoir assisté Don, sa vie durant, au cœur de l’étrange mashup de Rumplestiltskin et de Rosemary’s Baby qui fut son lot.

The Croning, Laird Barron

Commentaires

Lune a dit…
"je songe maintenant à créer une telle cérémonie au sein du jury du PSF." Je vous demande de vous arrêter.

Sinon il a l'air sympa ce bouquin finalement, à part les idées étranges qu'il te donne :p
Gromovar a dit…
Bon, ça va ;)

Sinon, oui, très bien. On dirait que c'est tout pourri puis on se rend compte à quel point c'est futé.
Faites pression sur les éditeurs français pour une trad'.
Anonyme a dit…
Tiberix : Un des rares roman qui, ces dernières années, a pour moi réussi à me refaire vivre le fameux slogan d'horreur lovecraftienne. Comme le protagoniste, on comprends juste que tout est une façade glaciale et on se retrouve avec finalement l'envie de ne pas déchirer le voile. Et la première fois où le voile se déchire, en effet on se retrouve scotché par l'horreur... et l'on se prend à chercher un retour rassurant à la normale. Jouissif et immersif.

Et nous aurons à discuter à un moment d'un point : est-ce qu'un roman doit être absolument distrayant, comme une attraction Disney, du début à la fin ? Dès lors qu'il y a un réel procédé narratif et que quelque chose se construit je pense que nous pouvons accepter de ne pas être canalisé de page en page sur un mode sitcom.

Le problème étant bien entendu qu'il y a déjà bien peu de romans "sitcoms" qui parviennent à fonctionner en SFF, alors ceux qui mettent la barre un peu plus haut sont souvent des naufrages pathétiques et prétentieux.

Heureux que tu ais aimé celui-ci en tout cas. ^_^
Gromovar a dit…
Bonne pioche en effet :)

Ce WE je serai moins enthousiaste sur King rat ;)
Anonyme a dit…
Salut Gromovar,
commencé la semaine dernière après avoir lu ta critique. Je viens tout juste de le terminer. Pas déçu du tout même si le build up aurait pu gagner à être un peu moins long. Le déballage de la vérité de la fin paraît un peu hâtif. Comme tu le disais, l'horreur de Barron est volontairement mauvaise/noir/horrifiante mangeuse de petits enfants au lieu d'être froidement indifférente à la Lovecraft. Du coup, on sent parfois que Barron en rajoute trop et chaque scène du roman est invariablement très (trop?) noire, sans le jeu clair/obscur qu'on peut trouver dans d'autres oeuvres. Cela dit, l'ambiance est très réussie. Peut-être parce qu'il joue de manière très juste sur des peurs primales comme celle d'aller dans la cave chercher une bouteille de vin un soir d'hiver?:)
Sinon j'ai trouvé la lecture en anglais plus ardue que ce que je lis habituellement. Je viens de reprendre The Left Hand of Darkness que j'avais interrompu pour lire ce livre et je le trouve beaucoup plus accessible au point de vue du vocabulaire que The Croning.
Merci en tout cas pour cette recommandation:)
Verti
Gromovar a dit…
Si tu es contente, je suis content. Et c'est vrai que la lecture est parfois ardue.