La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Utopiales 2014 : Interview de Jo Walton 1/2


Jo Walton est une romancière originaire du Pays de Galles. Elle est l'auteur, entre autres, du multiprimé et très fandomique Morwenna, récemment publiée en France, ainsi que de la série Small Change, dont le premier tome Farthing, sortira sous peu, en attendant la suite. Elle était présente à Nantes pour les Utopiales 2014 et a, très aimablement, accepté d'accorder un entretien à Quoi de Neuf.

Bonjour Jo. Un grand merci pour avoir accepté de répondre à quelques questions pour Quoi de Neuf.

J’ai lu Morwenna et je l’ai vraiment aimé. J’ai été Morwenna. Le roman semble très personnel. Alors, sans trahir aucun secret, pouvez-vous me dire quelle part de vous est dans le roman ?


Et bien, c’est un roman semi-autobiographique, une mythologisation d’une partie de ma vie. C’est une partie de ma vie, déjà ancienne de 30 ans quand j’ai écrit le livre. J’ai écrit à 45 ans un livre sur mon expérience de ce que c’est que d'en avoir 15. Je réalise maintenant - avec ce que beaucoup de gens me disent, ce que toi-même viens de me dire - et même si ça n’a pas été le cas tout de suite, que c’est l’expérience universelle que vivent les gens étranges, les geeks, qui découvrent les livres et vivent alors une partie de leur vie entre les couvertures des livres. Tu vois, une part de notre croissance s’est passée dans les livres. Et je pense qu’une des raisons pour lesquelles ce livre est devenu très populaire, a gagné beaucoup de prix, tout ça, c’est que j’ai écrit sur ma propre expérience et qu’il s’est avéré que mon expérience était archétypique, était celle de beaucoup d’autres personnes.

Points communs concrets :
La liste des livres de Morwenna est la mienne. J’ai vraiment lu ces livres, tous ces livres.
Je suis, comme Morwenna, du Sud du Pays de Galles.
Toutes les choses néfastes du roman sont vraies, les bonnes choses sont fictionnelles. Le club littéraire est inventé, je ne n’ai pas connu le fandom moi-même avant l’âge adulte. Morwenna, elle, a trouvé le club par magie (rires). Grâce à un sort qu’elle tisse, elle trouve le club, des gens à qui parler, des amis.

Néanmoins, beaucoup de ce qui se trouve dans le livre est inventé. Beaucoup de ce qui est vrai a été simplifié ou raccourci, pour que ça fonctionne mieux comme récit. Ce qui a été difficile est le fait que j’ai condensé des évènements qui se sont produits sur plusieurs années. Parfois j’ai eu besoin de vérifier les dates de parutions des livres pour que ça colle, non pas la première publication, généralement aux USA, mais la parution en Grande Bretagne. Ces recherches ont parfois été difficiles car je me souvenais à peu près de la date mais pas du moment exact. Il est difficile de faire des recherche sur ta propre vie (rires). C’est bien plus facile de faire des recherches historiques pour un livre, plus facile et plus objectif.

Morwenna, dans le roman, semble hors du temps. Elle parait passer à travers l’époque. Pas d’IRA, de Sex Pistols, de punk, de Thatcher dans l’esprit de Morwenna. Elle y semble imperméable.

C’est vrai. Tout ça, c’était à la télé. Elle ne regarde jamais la télé. Elle ne regarde pas Doctor Who et elle est étrangère à tout ça. Elle ne s’intéresse qu’aux livres. C’est en partie parce qu’elle a connu des expériences traumatiques et en partie parce qu’elle est vraiment dans les livres. Mais je crois que c’est une chose courante chez les teenagers. Les teenagers sont très autocentrés. Certains d’entre eux s’intéressent à la musique (elle mentionne les Sex Pistols d’ailleurs mais ne les écoute pas), mais la musique, pour Morwenna, c’est le fandom des autres, la télé, aussi. Elle, Morwenna, a les livres. Moi, seuls les livres m’intéressaient. Je n’avais rien à faire de la politique ou de la musique pop, je savais bien sûr que le punk existait ou qu’il y avait une élection quand il y en avait une, mais ça ne m’intéressait pas du tout. Je me souviens, que lorsque la Guerre des Falklands a commencé – après les évènements du livre – ça a été pour moi une surprise complète. J’ai alors commencé à écouter les nouvelles à la radio. C’est à cette occasion que j’ai écouté vraiment les nouvelles pour la première fois. C’était une expérience absolument nouvelle pour moi, à 17 ans environ, de m’intéresser à ce qui se passait dans le monde. Je pense que son imperméabilité à bien des choses est une partie de son expérience. Par certains côtés, elle est plus vieille que son âge, mais par d’autres, elle est très immature. C’est à ça que je ressemblais quand j’avais 15 ans, et je ne pense pas qu’il soit rare pour un jeune de 15 ans d’être comme ça.

Le point est que je n’ai pas écrit un livre sur le fait de grandir et de s’ouvrir aux expériences du monde, car c’est un roman de fantasy, et le focus dans le livre est mis sur la manière dont elle fait face à ses problèmes de fantasy. C’est plus facile aujourd’hui, plus tard, de savoir ce qui était important à l’époque. Hier, en dédicace, j’ai rencontrée une fille de 18 ou 19 ans qui m’a dit qu’elle écoutait la musique de l’époque en lisant le livre pour sa mettre dans l’ambiance. Et je n’ai pas osé lui dire que je n’écoutais jamais de musique à l’époque. La musique ne m’est venue que plus tard (rires).

J’ai été surpris et impressionné par le focus mis dans le livre sur les mines de charbon, les usines, parfois en ruine, l’open field. En quoi l’histoire industrielle de la Grande Bretagne vous intéresse-t-elle ?

Et bien, tout cela est vrai. Je veux dire que je décris des choses vraies. Là ou j’ai grandi il y avait vraiment des usines en ruine, des mines de charbon, des industries. Il y avait les Tramroads, qui dans le livre sont les routes des Faeries. Ces « chemins » étaient sillonnés de trams au XVIIIème siècle, quand la vallée était à l’apogée de la prospérité. Tout ceci est absolument vrai. J’ai parcouru ces bois pendant des années avant de comprendre vraiment ce qu’ils signifiaient, ce que ces ruines étaient. J’ai grandi avec tout ça autour de moi.

Tram road into Big Pit Blaenavon Wales
Puis, quelques années après les évènements du livre, il y eut la grève des mineurs. Et personne, à cette époque, ne pouvait ignorer la grève des mineurs. Ça a été un élément important de radicalisation pour moi, car, après, il n’est plus resté beaucoup de travail dans cette région. Beaucoup de gens vivent toujours là mais les industries sont parties. Et c’est une chose dont je voulais parler car, quand les gens parlent du Pays de Galles, ils utilisent systématiquement les mêmes images : nature, pierres dressées, mythologie celtique. Ces choses sont vraiment là, c’est vrai, mais le principal est que le Pays de Galles était une très importante région minière et industrielle, remplie de mines de charbon. Le background industriel ne vient pas à l’esprit des gens. Ils imaginent ces lieux comme verts et vides, ils ne réalisent pas que c’est vert de l’herbe qui pousse sur les ruines des usines. C’est une sorte de Rust Belt britannique. Je voulais que ce soit dans le livre. Je voulais une description réaliste de la Cannon Valley. Qu’on la voit comme un lieu de nature où une enfant pouvait jouer mais qu’on réalise que c’est une nature abandonnée, où des gens ont vécu et travaillé même si ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Grosmont Railway embankment at Werngifford
J’ai voulu introduire la magie dans ce paysage-là, car, d’habitude, quand on lit un roman de fantasy situé en Galles ou en Irlande, ce n’est jamais ce genre de lieu qui est décrit.
J’ai voulu montrer le choc qu’elle a ressenti quand elle est partie à l’école en Angleterre, dans un autre décor, une autre culture, un autre lieu où rien n’était sauvage. C’est exactement ce que j’ai vécu, je me souviens très bien du sentiment claustrophobique qui m’a envahi. Je venais d’une friche industrielle mais une friche pleine d’arbres au milieu desquels je pouvais aller jouer.

Maenofferen slate quarry, North Wales
Le sociologue Max Weber a écrit que le rationalisme et le capitalisme du XIXème siècle ont sorti la magie du monde, ce qu’il appelle désenchantement ou démagification du monde. Dans votre livre, c’est dans les friches industrielles même que revient la magie. Pensez-vous que la magie revienne dans le monde quand la rationalité le quitte ?

Je ne crois pas à la magie. La magie n’existe que dans nos têtes. Mais il peut y avoir une excitation, un enchantement à propos de certaines choses. Il y a une magie des bateaux à vapeur, des trains à grande vitesse, etc. Je ne trouve pas le monde désenchanté. Je ne trouve pas le monde sombre et terrifiant, parce que je suis une personne positive. Métaphoriquement, comme parle Weber donc, je pense que le monde est plein de magie. Il y a une magie dans les hommes comme dans les usines en ruine. C’est une magie très située qui a à voir avec les connections entre les gens, les gens et les choses, les choses. Morwenna pense à ça d’une manière enfantine quand elle pense aux faeries. Je pense que ce que Weber a voulu dire c’est que les hommes modernes ont perdu le contact avec le monde naturel, qu’ils sentent qu’ils n’ont plus de racines. Quand tu grandis là où tes parents et grands-parents ont grandi eux-mêmes, tu sens la connexion. Mais si tes parents viennent de deux endroits différents et que tu vis dans une grande ville, tu n’as pas de connexion. Si, enfant, tu vis dans une banlieue, et qu’on t’emmène en voiture là où tu dois aller, c’est à dire si tu es transporté passivement, tu ne peux pas sentir de connexion au monde, à la nature. Bien sûr il est possible quand on déménage de se connecter au nouveau lieu, mais je pense que beaucoup de gens n’y arrivent pas, qu’ils s'y sentent aliénés. Alors quand des gens lisent le livre et disent « le Pays de Galles est magique », j’ai envie de leur dire « oui, mais Pittsburgh aussi est magique si c’est chez vous ». Il y a des faeries, au sens du livre, aux USA aussi (rires). Il y en a partout où tu peux être connecté au monde.

Tu vois, l’aliénation, on peut la voir en pensant simplement à la nourriture. Les gens mangent de la nourriture toute prête, de la nourriture surgelée. Ils ne commencent pas avec un oignon. Si tu commences avec un oignon, tu as quelque chose de vrai. Par le simple fait de couper l’oignon, de l’utiliser, tu fais quelque chose de vrai, quelque chose qui te connecte aux modes de vie de tes ancêtres, à la nature, et à l’arrivée, en plus, tu obtiens quelque chose de délicieux. C’est ce que je voulais exprimer avec la magie dans Morwenna, que c'est la connexion qui est magique.

Beaucoup de lecteurs se sont demandés pourquoi vous aviez laissé l’hypothèse magique ouverte. Pourquoi ne pas avoir cette semi-autobiographie sans magie du tout ?

Je pense que la magie est essentielle pour que l’histoire fonctionne. Je n’aurais pas pu écrire ce livre sans y mettre la magie. C’est ce qui m’intéressait, la magie comme connexion, ce dont nous venons de parler. Mais j’ai laissé l’hypothèse ouverte car nous sommes dans le monde réel, et je ne crois pas qu’il y existe de la magie. Je voulais de la magie, des faeries dans mon histoire, mais je voulais aussi que ce soit infalsifiable d’un point de vue scientifique, qu’on puisse en dénier la plausibilité. Quand je lis un livre censé se passer dans le monde réel et où il y a des vampires ou autre, j’ai l’impression que ça ne fonctionne pas, que s'il y a des vampires, je devrais les voir dans ma vie réelle. Je voulais une magie qui puisse s’expliquer par des coïncidences, un genre de magie dont on ne puisse prouver la non existence pas plus que l’existence. Le résultat de ça c’est qu’on me demande tout le temps si je crois à la magie. Non, je n’y crois pas, je pense juste que c’est une manière intéressante d’imaginer le monde et de raconter cette histoire. Je n’ai jamais envisagé d’écrire Morwenna sans la magie, la magie dans l’histoire était ce qui m’intéressait.

Vous savez qu’en France des blogueurs ont crée La liste de Morwenna et lisent, pour un challenge, certains des livres que Morwenna a lu. Que voulez-vous leur dire ?

Je n’ai pas mis les livres dans le roman pour en faire une liste de lecture. Morwenna a 15 ans, elle lit sans discrimination. Certains des livres qu’elle lit sont de bons livres que j’aime encore, d’autres sont de mauvais livres. Si quelqu’un lit tous les livres qui sont dans cette liste, il trouvera que certains sont très mauvais. J’ai parlé à certaines des personnes qui font ce challenge, ils en lisent 5 ou 10. On peut trouver 5 ou 10 très bons livres parmi ceux qui lit Morwenna à condition de faire des choix.

A 15 ans, on lit sans discrimination. On lit tout. On n’a pas de goût. C’est au fur et à mesure des lectures qu’on développe son goût. Morwenna est en train de faire ce travail mais elle lit encore de mauvais livres. Par exemple, quand elle est à l’hôpital, elle lit Piers Anthony. Ce ne sont pas de bons livres, je ne les recommanderais pas. Elle, à 15 ans, lit tout ce qui peut retenir son attention.
Parfois, elle parle des livres qu’elle lit. Elle dit que « L’oreille interne » de Silverberg est un bon livre et c’est le cas, mais aussi que « Révolte sur Alpha C » n’est pas bon, même Silverberg l’a reconnu (rires). Elle est bien en train de façonner son goût.

Elle parle beaucoup du « Triton » de Delany. Si tu as lu ce roman, si tu le connais bien, tu t’aperçois qu’elle ne le comprend pas bien. Mais elle en tire quand même beaucoup. C’est la lecture de « Triton » qui a mis un terme à son homophobie, même sans avoir compris tout ce que Delany voulait dire. Je n’ai pas compris Delany avant 20 ans au moins.

Alors ce que je veux leur dire c’est « Faites le challenge, amusez-vous bien, il y a quelques bons livres dans la liste mais ne lisez pas tout ! ». (rires, « ces gens sont fous »)

Nous sommes déjà à la fin de cette première partie. Rendez-vous mardi pour la seconde, dans laquelle Jo Walton parlera de Small Change, de ses autres livres, et du World Fantasy Award.

Commentaires

Lune a dit…
Merci pour cette excellente première partie !
Hélène Louise a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Hélène Louise a dit…
(argghhh, encore un bug de blog ! ^-^)
Bon, pouf pouf, comme disait Desproges, je recommence :

Je remerciais tout d'abord le maître des lieux pour cet interview, très intéressante, et je remarquais que mon impression la plus forte à la lecture du roman était parfaitement au diapason avec cette phrase de l'auteur : "Je ne trouve pas le monde sombre et terrifiant, parce que je suis une personne positive".
La volonté de ne pas s'apitoyer sur elle-même, d'aller sans cesse de l'avant, est une des qualités les plus touchantes de Morwenna :


Puis je me demandais si les auteurs de monde magiques que je préfère, ceux où la magie fonctionne avec une parfaite cohérence, ancrée dans le quotidien pour un ensemble parfaitement plausible à défaut d'être possible, n'étaient pas justement des personnes qui, comme Jo Walton, estiment que "La magie n’existe que dans nos têtes".
Gromovar a dit…
Merci à vous.

Il semble bien que, pour Walton en tout cas, la magie n'est QUE dans la tête (et un peu dans les oignons aussi).
shaya a dit…
Merci, c'est super intéressant !
Plume a dit…
Super. J'ai hâte d'en lire la seconde partie !
Gromovar a dit…
36 hours to go :)
Hélène Louise a dit…
36 heures de traduction échevelée ou 36 heures de travail sur le suspens ?... -_-
(s'il n'a pas de question sur Tooth and Claw je vais récriminer)
Lhisbei a dit…
La suite, la suite, la suite :)
Gromovar a dit…
La traduction est finie. Reste un peu de mise en forme à faire (et un peu de détente à prendre).

Et il est question de Tooth and Claw, même si ce n'est pas du tout le sujet central.
Hélène Louise a dit…
Un peu de détente à faire danser le suspens ?
Bon we alors :)
Lorhkan a dit…
Super, comme d'hab' !

Qui veut se fader les Piers Anthony avec moi ? :D
Gromovar a dit…
Il faut souffrir pour être beau ;)
Cornwall a dit…
Merci pour cette magnifique première partie Grom, faut-il encore te dire que tu diriges ça avec excellence ?!
Henri a dit…
Belle interview