La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

We are all completely fine, indeed


"We are all completely fine" est le dernier roman de Daryl Gregory, sorti ces jours-ci. Très court (192 pages), il n’en est pas moins intense. Peut-être intense car court.

Ici et maintenant. La psychothérapeute Jan Sayer a réuni, pour une thérapie de groupe, cinq malades gravement troublés. Qu’on en juge. Harrison fut le héros d’une série de livres d’horreur surnaturelle dont on dit qu’une partie est inspirée de faits réels, Stan – ce qu’il en reste - est le seul survivant d’une bande de jeunes dévorés par une famille de cannibales, Barbara a subi l’assaut d’un psychopathe qui lui a gravé des images sur les os longs, Greta est l’unique rescapée d’un incendie qu’elle dit avoir provoqué, Martin, enfin, est terrorisé à l’idée d’enlever ses lunettes de réalité virtuelle.
Au fil des séances, la dynamique de groupe permettra de creuser la réalité et l’étendue de leurs histoires respectives, et les entrainera collectivement vers des évènements qu’ils ne pouvaient seulement imaginer au départ.

Comme dans ses romans précédents, Gregory s’intéresse moins aux troubles eux-mêmes qu’aux traumatismes qu’ils engendrent et aux mécanismes de gestion qui en découlent. Les faits sont passés, il faut maintenant arriver à vivre avec, le moins mal possible, et à négocier leurs conséquences de manière satisfaisante. Comme dans The devil’s alphabet, la conclusion n’est que temporaire, la victoire jamais définitive. Contre le Mal ou l’Inconnu, on peut gagner une bataille, la guerre, elle, n’est jamais finie.

Ici, Gregory utilise une vision multifacette. Chaque acteur du récit prend successivement la conduite de la narration, à la première personne. Les informations et les points de vue alternent. Aucun des protagonistes, en dépit des séances, ne sait la totalité de ce que savent les autres. Aucun ne partage son état d’esprit ou son appréciation de la situation, que celle-ci concerne le travail du groupe ou le sens des évènements vécus par chacun. Mais peu à peu, une synergie se met en place qui tend à faire des cinq individualités un groupe uni pour faire face aux répliques des horreurs du passé.

L’écriture de Gregory fait pénétrer le lecteur dans la tête des participants, de tous les participants. Il partage leurs craintes, leurs interrogations, leurs découvertes, et surtout le caractère fragmentaire et incomplet de celles-ci, avec les suppositions que cela engendre. Aux premières loges, le lecteur partage aussi la montée de la tension, de l’énervement que les uns suscitent chez les autres, puis le développement progressif de l’empathie qui s’installe, au fil des séances, entre les personnages. Le lecteur comprendra aussi, d’indices en incidents, que rien n’est fini, et que le groupe doit cesser de parler pour se mettre à agir.

On ne lit donc pas "We are all completely fine" en simple spectateur, même intéressé. On est intrigué, souvent horrifié, on cherche à démêler le vrai du faux, on prend partie pour l’un ou l’autre contre l’un ou l’autre, on compatit avec ces victimes extrêmes, ce qu’ils ont subi, et ce qu’il leur reste à accomplir car rien n’est jamais fini. Le lecteur est happé par le récit, entrainé par l’atrocité des destins jusqu’au cœur de l’horreur. L’auteur l’oblige à regarder, haletant, ce qui se cache de l’Autre Côté. Le contrat est rempli, Gregory emmène ses lecteurs aussi loin dans le fantastique noir que ses prémisses le laissaient envisager.

Mais "We are all completely fine" n’est pas qu’un roman bien écrit et très efficace. C’est aussi un magnifique hommage au genre fantastique/horreur, à ceux qui l’aiment et à ceux qui le créent. Le « message » du roman, c’est qu’il existe un Autre Côté. Toujours. Cherchant sans cesse à intervenir ici. Quelques-uns le savent, quelques-uns le voient, quelques-uns risquent leur vie, souvent par accident et à leur corps défendant, pour maintenir de l’Autre Côté ce qui y rode. Les patients du docteur Sayer ne sont donc pas fous. Ils font partie des rares qui acceptent de voir et de (se) dire la réalité cachée de l’univers. Comme Gregory, comme d’autres aussi auxquels il rend hommage plus ou moins ouvertement, de Lovecraft aux conteurs arabes ou à Tobe Hooper (en passant, concession à la pop culture dominante, par Star Wars). Comme les aficionados du genre, souvent jugés étranges ou puérils, à qui il donne voix, symboliquement, à la fin du roman quand le groupe « s’exprime » à la première personne du pluriel, concluant ainsi l’ouvrage : « Each of us, as we turned off the light, felt a tingle of dread. But that was all right. The feeling was as familiar as the dark. Some of us thought of what Jan had whispered in the basement, words that Stan had repeated for the others as we said our goodbyes. We’re different from other people, she’d said. We only feel at home when we’re a little bit afraid. »

We are all completely fine, Daryl Gregory

Commentaires

Plume a dit…
Le résumé que tu en fais est sacrément tentant. Avec un peu de chance, il sera un jour publié en France ;)
Gromovar a dit…
Si Stony Mayhall marche bien, qui sait ?
Escrocgriffe a dit…
Argh ! Je veux une traduction ! :D
Gromovar a dit…
Faudrait que je me lance ;)
Comme tous les autres, j'aimerais une trad, peut-être qu'un éditeur lira ta chronique : hope so:)
Gromovar a dit…
Si le Stony Mayhall marche bien, qui sait ?
Hélène Louise a dit…
Ce roman m'a paru le plus sombre, parmi ceux de l'auteur. Je partage absolument votre avis : c'est du fantastique pur, qui ne cède pas aux phénomènes de mode. J'ai beaucoup apprécié d'être peu à peu entraînée vers une vérité que je n'imaginais pas, une vérité toujours limitée avec cet auteur qui a la force de ne pas chercher à tout expliquer. (D'une certaine manière cette façon de boucler la boucle m'a fait pensé à "Une prière pour Owen" d'Irving, bien que les romans n'aient rien à voir, pourtant).
Avez-vous remarqué cette étrange technique d'écriture, à commencer chaque chapitre par une phrase conjuguée avec "nous" pour embrayer ensuite sur une narration à la 3° personne centrée sur un nouveau personnage ? C'est osé et très réussi !
Et avez-vous lu celui sorti juste avant, "Afterparty" ? Je l'ai trouvé fantastique !

J'espère bien moi aussi que d'autres romans de l'auteur seront traduits ; la VF de Stony est superbe (le livre papier, l'illustration, la traduction) mais comme l'éditeur me semble assez spécialisé, je me demande si a) le roman ne sera pas boudé par des lecteurs trop méfiants du genre b) si l'éditeur trouverait bon d'intégrer les autres romans de DG si le premier rencontrait le succès qu'il mérite...
Gromovar a dit…
Irving, pas faux.

La technique d'écriture est en effet brillante : du groupe à l'individu, et les individus sont à la fois distincts et partis d'un ensemble fractal.

Afterparty est sur ma liste à lire. Mais d'abord Stony Mayhall, dès que j'aurais fini le très singulier Echopraxia de Peter Watts dont je ne sais pas encore quoi penser.

L'éditeur est spécialisé mais le zombie est à la mode, alors on peut espérer une vie satisfaisante à ce roman. Pour les autres (du moins les deux premiers) ils sont peut-être trop américains (il me fait souvent penser à Stephen King avant qu'il ne se mette à écrire des paves d'un kilo). Time will tell.
Hélène Louise a dit…
Ah, je n'ai lu qu'un Stephen King (celui avec un jumeau non né, resté à l'état de quelques morceaux dans le corps du jumeau né, et qui sévit en psychopathe à la lame : erk) et j'ai longtemps cru qu'il n'écrivait que des romans d'horreur. J'avais vu Shinning, maman m'avait parlé de Carrie, bref, pas ma tasse de thé, même très bien fait.

Quand aux romans trop américains, je n'y fais plus trop attention, sinon je jeûnerais ! Mais du british ça fait du bien, comme en ce moment, où je lis le tome 2 Lockwood de Jonathan Stroud (jeunesse, l'auteur des Bartiméus).

J'avais noté avec intérêt votre lecture en cours ; je n'ai lu que Starfish de l'auteur, j'avais beaucoup aimé, même si je n'ai pas lu la suite, qui ne me semblait pas indispensable. Mais je suis prête à lire d'autres romans de l'auteur à l'occasion.

Vous n'avez pas encore lu Stony Mayhall alors ! Moi j'ai commencé avec celui-ci puis, enthousiasmée, j'ai lu le reste (enfin pas toutes les nouvelles, je n'arrive pas à lire ce genre-là, je cale) et depuis je le suis en groupie ^-^

A bientôt, je vais guetter la sortie du Watts !