La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

To the Moon and back again


Au milieu du XIXème siècle, la découverte de l’anti-glace, une source d’énergie colossale, a offert prospérité et puissance à l’Angleterre qui en a le monopole. On objectera que Baxter n’a rien inventé avec sa divergence et que l’Angleterre fut la puissance économique dominante sans anti-glace. Certes. Mais dans le monde de Baxter, tout est allé bien plus vite et bien plus loin pour le royaume d’Albion.

Gouvernée par le pale Edouard VII - après l’abdication de Victoria - et le premier ministre Gladstone, l’Angleterre connait une Révolution Industrielle vitesse grand V - monorails parcourant le continent, énorme navires ou paquebot terrestre, le découvreur de l’anti-glace, Sir Traveller, possède même le premier avion, le Phaeton, qui peut servir aussi de fusée. Le royaume domine économiquement le monde et tente d’imposer à toute l’Europe son modèle politique et social.
L’économiste Gaël Giraud montrait récemment les rapports intimes qui lient énergie et croissance. Stephen Baxter, lui, l’a fait dès 1993. Car ce qu’"Anti-Glace", son court roman uchronique, montre, c’est précisément cela.

Sur le plan militaire, l’utilisation d’anti-glace pour briser le siège de Sébastopol a donné lieu à une explosion qui n’a rien à envier à celle d’Hiroshima - ombres murales comprises, saisissant le monde d'effroi, Sir Traveller compris, devant la puissance destructrice ainsi déployée et ce qu’elle implique en terme de domination géopolitique et de responsabilité. Traveller en Oppenheimer uchronique.
Car, pour faire simple, l’anti-glace c’est de l’antimatière glacée gardée stable par les champs magnétiques entretenus par ses propriétés supraconductrices. Si la température s’élève, plus de courant, plus de champ, Boum ! Correctement contrôlée, elle produit, par réaction avec la matière normale, une énergie dont la densité est inégalée. Non contrôlée, son potentiel de destruction est sans égal. L’anti-glace, c’est de l’uranium enrichi en mieux.

Or, tensions nationalistes, ambitions prussiennes, et volonté hégémonique anglaise se combinent dans une Europe que le Traité de Vienne ne protège plus qu’imparfaitement. Le conflit, prévisible, éclate en 1870 quand la Prusse envahit la France. C’est alors qu’un groupe de résistants français détourne le premier paquebot terrestre pour en faire un engin blindé, et qu’un des terroristes dérobe le Phaeton, emportant un équipage involontaire pour un voyage improvisé et périlleux vers la Lune. Ils finiront par en revenir et mettront, d’effroyable manière, un terme au conflit, imposant par là même une Pax Britannica au continent.

Dans "Anti-Ice", Baxter rend un bel hommage à Jules Verne, même si Baxter s’épargne les erreurs de son illustre devancier sur l’apesanteur ou les effets de la décompression. Fusée en forme d’obus d’aluminium, chlorure de potassium régénérant, gentlemen voguant dans l’univers cosy d’un salon britannique flottant, on se croirait dans les romans du Français. La forme est à l’avenant, Baxter décrivant avec force détails tuyaux, pistons, cylindres et autres équipements mécaniques. Les explications techniques et scientifiques sont en fait données au personnage principal, le diplomate novice Ned Vicars, qui n’est ni bien futé ni bien cultivé ; le naïf sert de paravent au lecteur. Ce n’est pas mal fait, même si ça devient un peu incroyable en ce qui concerne l’aveuglement dont Vicars fait preuve à l’endroit de son amoureuse.

Politiquement, la grande croissance a fait des capitalistes le groupe dominant. La primauté donnée aux intérêts économiques a progressivement transformé l’Angleterre en une sorte de paradis libéral dans lequel les intérêts des industriels passent toujours avant ceux du peuple ; aucune réforme sociale n’y tient, l’historique Reform Act étant même abandonné.

La réflexion géopolitique est encore plus intéressante. L’Angleterre de Baxter, c’est peu ou prou les USA de l’après guerre, voire les USA contemporains. Domination économique entrainant uniformisation culturelle. Domination militaire liée permettant de mettre le monde en coupe réglée et d’imposer une « intrusion bienveillante ». Equilibre de la terreur conséquent à l’impossibilité de contrôler tous les stocks d’anti-glace. C’est sûrement la meilleure thématique du livre.

Malheureusement, l’écrin n’est pas à la hauteur de la perle. Trop long pour ce qu’il dit, très verbeux, handicapé par le fait de mener plusieurs chevaux à la fois, "Anti-Glace" est parfois fastidieux à lire. C’est un vagabondage intellectuel plutôt riche, qui donne à penser mais n’exalte jamais. Il y manque une tension, un suspense (étouffé dans l’œuf par la survie annoncée du narrateur au voyage), un personnage auquel s’attacher. Dommage. Il y a de la matière, de bonne qualité, mais elle est mal exploitée.

Anti-Glace, Stephen Baxter

Commentaires

Lhisbei a dit…
Tu t'en sors bien :)
Chronique semaine prochaine chez moi
Lorhkan a dit…
Hum, dommage, cette conclusion gâche un peu mes espérances...
Mais à propos d'écrin, l'objet-livre reste lui plutôt (très) réussi ! C'est peu de choses finalement mais c'est déjà ça !
Gromovar a dit…
Ca n'est jamais déplaisant, mais régulièrement on se dit que ça devrait accélérer un peu, ou que telle péripétie supplémentaire, on s'en serait passé.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
C'est un livre qui m'a fait une drôle d'impression pendant que je bossais dessus : tantôt il m'agaçait, tantôt il me passionnait. Je me demande dans quelle mesure la verbosité n'est pas voulue par l'auteur pour imiter ses confrères de l'époque. J'en garde au final une impression positive, mais j'avoue que c'est aussi parce que je me suis bien amusé en le traduisant. ;)
Gromovar a dit…
Même impression : j'aime/j'aime pas d'une page à l'autre.
Comme toi je pense que la verbosité est un hommage à l'époque mais les habitudes de lecture ont trop changé je crois.