La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

The evil that men do lives on and on


Le Temple, un petit bled des Landes. Aujourd’hui.
Le Temple. Quelques cultures vivrières, des usines en restructuration, un troquet. Et pas grand chose à foutre. Glander ou faire des conneries. C’est la ruralité profonde, ce qu’il en reste après l’exode rural, dans toute son horreur. Grise, morne, désespérément glauque.

Y vit Poil de Carotte, un garçon bête, méchant, et très malheureux, qui traine sa misère et son ennui entre une école où il ne fait rien pour combler le retard qu’il a déjà, et une maison aux finitions interrompues dans laquelle il vit seul avec un père handicapé et aigri.
Y vit aussi Timmy, le bully de l’école, une brute ahurie et satisfaite comme sait en produire la ruralité sans même l’excuse du foot américain. Faut dire que son père n’aide pas.
Ces deux-là des Américains les nommeraient white trash.

Il y a aussi David, gentil, compatissant, issu d’une famille plus normale, mais obèse et juif. Est-il besoin d’en dire plus ?
Et quelques autres. Meli, si jolie que tous les garçons l’aiment, Hugo le Putois, sbire indéfectible de Timmy, des adultes qui ne voient rien de ce qui nage dans l’eau glauque, juste sous la surface du vert paradis des amours enfantines.

Seule « curiosité » locale dans cette morne plaine : la ferme des Macaire, qui a brulé après la mort des propriétaires et le retour de leur étrange fils. Ruinée, effrayante, elle est vide désormais. Vide, vraiment ? Poil de Carotte, au gré de ses pérégrinations  désœuvrées y trouve un carnet. L’histoire autobiographique de deux jumeaux ayant vécu à la Nouvelle Orléans au XVIIIème siècle. Il en entreprend le lecture et sa vie bascule, car leurs souffrances se répondent par delà les siècles et la tombe.

"Je suis ton ombre" est plus un spin-off qu’une suite de Dans les veines, le percutant premier roman de Morgane Caussarieu. Et il faut dire sans la moindre hésitation qu’elle fait plus que confirmer le talent qu’on lui supposait. "Je suis ton ombre" est captivant, hypnotisant, soutenant de bout en bout par la perfection formelle l’intérêt narratif d’un récit angoissant par ce qu’il laisse entrevoir, au fil de la progression entremêlée des évènements présents et de la lecture du journal, des horreurs du passé et de celle à venir qui sera le fruit de leur résonance.

Caussarieu raconte comme personne une enfance malheureuse, martyrisée, abusée. Elle montre que le mal est éternel, même si son véhicule change, et même si ses manifestations s’adaptent à l’esprit du temps. Elle décrit le mal des hommes que le mal des institutions rend possible ; ou le malheur, ou la bêtise, ou le manque d’amour. Différentes causes, même effet.
Elle peint une solitude si atroce que toute compagnie lui est préférable. Elle donne à voir la violence, la honte, la colère, le désir d’appartenance et les moyens pas toujours ragoutants qu’il faut mettre en œuvre pour le satisfaire. Elle confronte cynisme et culpabilité, innocence et corruption. Inutile de dire ce qui en sortira vainqueur.

Bayou et vampire, difficile de ne pas penser (un peu) à Anne Rice. De même avec le personnage du vampire enfant, tant Claudia sera pour l’éternité la petite fille non morte de la littérature, ou l’origine africaine du vampirisme. Caussarieu connaît ses classiques, jusqu’au cas Plogojowitz, on le savait déjà. Mais elle invente, réinterprète, ajoute au mythe, rejoignant ainsi d’illustres prédécesseurs. Et si sa voix, nouvelle, est si forte, c’est grâce à l’estomac qu’elle met à décrire et à la qualité impressionnante de son écriture.

Ecrit deux fois à la première personne, par Poil de Carotte se racontant, et par Gabriel témoignant, "Je suis ton ombre" est une réussite stylistique. L’écriture est parfaite dans les deux registres de langue. Le carnet de Gabriel est plein de la préciosité riche du Grand Siècle, la parole de Poil de Carotte est celle d’un enfant peu cultivé. Les deux sont réussis. Et c’est en ce qui concerne Poil de Carotte que c’est le plus impressionnant, tant il est difficile d’adopter au long cours un style parlé familier - presque vulgaire - qui sonne juste. C’est le cas ici. Et pour la Nouvelle Orléans, l’écriture joue l'exquise musique d’un lexique étendu, précis, et un peu suranné. Poil de Carotte parle juste, Gabriel superbe. Dans les deux cas, c’est Caussarieu qui écrit. A merveille.

"Je suis ton ombre" est à lire absolument. Pas seulement pour les vampires. D'abord pour lui-même.

Je suis ton ombre, Morgane Caussarieu

Je suis ton ombre participe à SFFF au féminin

Commentaires

Plume a dit…
Autant je n'avais pas été tentée par son premier roman, autant celui-ci me donne vraiment envie ;) Mais dans ta critique, tu as l'air de dire que les deux sont liés. L'un est indispensable à l'autre selon toi ?
Gromovar a dit…
Non. Dans le second on pénètre dans la biographie historique d'un des personnages du premier.

Mais il est inutile d'avoir lu le premier. Tout est compréhensible et appréciable sans.
Plume a dit…
Cool ! Une raison de plus pour le lire dès que possible.
Xapur a dit…
Commandé sur la base de ton avis.
Gromovar a dit…
'croise les doigts'