La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Interruptus


Il y a treize ans de cela, la petite ville de Switchcreek, dans le Tennessee, fut frappée d’un mal mystérieux. La maladie apparut un jour, puis passa rapidement de famille en famille. Symptômes étranges et mortalité élevée montrèrent vite que quelque chose n’allait vraiment pas. Les médias prirent d’assaut la ville, une quarantaine fut instaurée. Aucun traitement ne prit ; on mourrait ou on mutait. La maladie finit pourtant par cesser de tuer, à son heure. Nommé, faute de mieux, Transcription Divergence Syndrom (TDS), le mal avait tué un tiers de la population et transformé presque tous les survivants en freaks humanoïdes, n'ayant rien perdu de leur identité mais lourdement changés. Les trois phases successives de la maladie avaient entrainé une répartition de la population mutée en trois clades : un tiers d’Argos, grands, impressionnants, et grisâtres, un tiers de Bétas, glabres comme des phoques, et un tiers de Charlys, obèses ou massivement musculeux.
On chercha, on testa, on supposa, mais on ne trouva aucune explication satisfaisante à l’événement. La maladie ne se propageant pas au-delà du foyer initial, les médias trouvèrent d’autres terrains de jeu et la quarantaine finit par être levée. Il y eut bien quelques incidents impliquant les rednecks abrutis des communautés voisines, mais, rapidement, même cela cessa et la petite ville retomba dans l’anonymat.

Seuls quelques habitants traversèrent la crise sans changement ; la plupart quittèrent Switchcreek aussitôt que possible et n’y revinrent jamais. Paxton Martin fut l’un d’eux. Dix ans de galère à Chicago ne suffirent pas à ramener le fils du pasteur dans une ville où trop de mauvais souvenirs attendaient son retour. Il faudra les funérailles de Jo Lynn, sa meilleure amie de jeunesse, devenue béta et retrouvée pendue, pour qu’il accepte d'y revenir, le temps d’un weekend et pour la première fois depuis plus de dix ans.

"The Devil’s Alphabet" est le second roman de Daryl Gregory. Entrainant le lecteur sur les pas de Paxton, il le fait pénétrer au plus profond d’une ville hors du monde, ouverte physiquement certes (quelques touristes viennent régulièrement voir les phénomènes) mais, de fait, logiquement fermée à tout ce qui vient de l’extérieur. Une petite ville américaine dont l’apparente normalité du fonctionnement quotidien dissimule une organisation secrète, une hiérarchie occulte, des pratiques peu ragoutantes, et de funestes secrets. Ce qui ne devait durer qu’un weekend se change, peu à peu, en plusieurs mois, temps durant lequel Paxton, dans une ambiance glauque et moite qui n’est pas sans rappeler celle de Blue Velvet, met progressivement au jour les arcanes d’une ville qui a décidé d’assurer elle-même sa survie et la sécurité de son étrange population.

Gregory montre avec talent la discrimination et la méfiance que subissent les malheureuses victimes du TDS. Il décrit avec justesse la violence contenue qu’engendre la situation, comme la folie de l’enfermement volontaire à ciel ouvert. Le lecteur ressentira, en lisant "The Devil’s Alphabet", le désespoir d’argos stériles obligés de contrôler sans cesse leur force colossale, le fanatisme oppressant de filles bétas convaincues d’être pures car capables de se reproduire sans rapports sexuels, la perversité mafieuse de charlys qui, de fait, contrôlent la ville sous la direction de l’imposante Tante Rhonda, monstre machiavélique dont l’agenda reste longtemps obscur.

Grégory instille une atmosphère étrange, étouffante, dont le lecteur, comme Paxton victime de sa passivité velléitaire et narcotique, devient rapidement prisonnier, telle une mouche dans un pot de glu. Au-delà du pot, la survenue d’une nouvelle crise TDS en Amérique du Sud ramènera Switchcreek dans les viseurs de l’opinion et du gouvernement, obligeant la fourmilière à réagir face à la peur panique qui saisit alors l'Amérique.
Faudra-t-il, pour assurer la survie des clades, créer, au départ de la petite ville de nouveau soumise à la quarantaine, un underground railroad des temps modernes ?

Souvent captivant, "The Devil’s Alphabet" attire et agrippe un lecteur qui ne peut rester indifférent ni à la succession des évènements et des révélations, ni à l’ambiance dans laquelle tout ceci se déroule. C’est sa qualité essentielle.

Il souffre aussi, imho, d'un défaut majeur. Grégory ne ferme pas ses fils. Quand le roman se termine, beaucoup de questions sont restées sans réponse, sur les causes du phénomène, sur sa prolifération possible, sur le destin probable des personnages et des communautés. Le lecteur n’en sait pas plus que le reste de l’humanité, et c’est finalement peu. Même si l’ignorance peut être vue comme une concession faite au réalisme, le sentiment de frustration est fort, et la satisfaction incomplète.

The Devil’s Alphabet, Daryl Grégory

Commentaires

Lorhkan a dit…
Intéressant !
De Daryl Gregory, je ne connais que deux ou trois nouvelles, mais j'attends de voir son prochain roman à paraître au Bélial, il a l'air de faire de l'original sur un sujet maintes fois rabâché : le zombie.
Gromovar a dit…
Je n'ai pas lu Stony Mayhall. Il a bonne presse. On verra.
J'aimerais bien lire son recueil de nouvelle 'Unpossible' dont tout le monde dit beaucoup de bien, mais je termine d'abord ma relecture des deux Culture essentiels.
Quand tu n'as plus d'envie impérative, c'est la lose.
Escrocgriffe a dit…
Aïe, j’avoue avoir toujours un peu de mal quand l’auteur ne referme pas toutes les portes. Le mystère a son charme, mais parfois on a plutôt l’impression que l’écrivain n’en sait pas plus que nous, ce qui peut se révéler frustrant.
Gromovar a dit…
Je n'aime pas du tout non plus.