La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Des albatros dans les tranchées


"Tous unis dans la tranchée ?" de Nicolas Mariot est à mon avis un ouvrage important. L’auteur, sociologue et historien, s’y interroge, c’est inédit, sur la rencontre au Front entre intellectuels et classes populaires. Il profite de l’expérience naturelle de la Grande Guerre, qui a mis ces deux groupes en contact prolongé pour la première fois, afin d’analyser une certaine forme des rapports de classe au début du XXème siècle en France.

Aout 1914. A la déclaration de guerre succède l’Union sacrée qui unit dans un même discours patriotique les élites de tous bords. Le peuple, lui, accepte la guerre, s’y résout.
Comme leurs compatriotes, nombre d’intellectuels sont mobilisés. Beaucoup d’autres aussi se portent volontaires. Au front, ils vont rencontrer un peuple qui leur était largement inconnu et qu’ils vont alors côtoyer de manière prolongée.

Qui sont ces intellectuels dont nous parle Mariot ? 42 combattants (choisis avec soin), de niveau scolaire élevé (au minimum le Bac ce qui a l’époque était très rare) et ayant connu le Front. La plupart appartiennent à la bourgeoisie, même si certains, d’extraction modeste, ont bénéficié de l’élitisme républicain. Très différents les uns des autres en ce qui concerne les autres variables sociologiques, ils partagent une appartenance à la classe dominante, même si tous ne font pas partie de sa fraction économiquement dotée. Ils en ont l’habitus, au sens de « système de dispositions (in)corporées ». On verra que l’adjectif importe.

Au front, beaucoup sont officiers subalternes ou sous-officiers (même ceux incorporés comme hommes de rang sont promus assez vite à quelques exceptions près). Mais, en ligne, ils partagent le quotidien des soldats d’origine populaire, vivent à leur contact, mangent, parlent, combattent avec eux. C’est ce grand brassage qui a pu donner l’illusion pendant un siècle d’une indifférenciation de terrain, tous partageant la même dureté, les mêmes épreuves, les mêmes risques vitaux (les officiers étant même plus exposés du fait de la culture de l’honneur et de l’assaut qui ont pour conséquence un taux de mortalité supérieur dans ce groupe). Ce que montre Mariot à l’aide des témoignages de guerre de ces hommes (lettres ou carnets), c’est que si l’épreuve est commune et la promiscuité inévitable, la fusion ne se fait jamais vraiment entre des hommes aux habitus trop éloignés.

Passé l’incorporation (avec sa surreprésentation des intellectuels parmi les cadres militaires) et l’arrivée en ligne, les intellectuels se retrouvent isolés. En effet, ils sont si peu nombreux dans la société française qu’une fois répartis dans les unités combattantes, ils se trouvent souvent être les seuls de leur nature à des lieux à la ronde. Leurs interlocuteurs potentiels sont loin, les conversations qu’ils aiment inaccessibles. Ils perdent aussi le confort matériel auquel beaucoup étaient habitués, et surtout la libre disposition de leur temps. Pour des membres de la classe dominante, habitués à la liberté et à la maitrise de soi qu’offre la possession de larges quantités de capitaux, la contrainte est pesante, bien plus que pour les soldats populaires dont le temps était déjà largement contraint dans le civil. Plus le temps de lire, plus le temps de penser calmement. L’épreuve est rude. Elle est mal vécue.

Et pourtant, l’habitus est là. Lorsqu’ils se croisent, les intellectuels se reconnaissent, à leur démarche, à leur élocution, à tout ce qui distingue leur corps d’un corps populaire. Les officiers aussi les reconnaissent et les invitent à leur table. Tous ces moments leur procurent l’intense satisfaction de retrouver pour un temps cette conversation qui leur fait si cruellement défaut. Comme une bouffée d'air.

Déclassés de facto, ces intellectuels reconstituent une part de leur mode de vie. D’abord une domesticité. Les officiers ont leurs ordonnances, les sous-officiers des « tampons » qui en tiennent lieu, même les hommes du rang s’attachent les services d’un frère d’armes. Tous établissent une relation de domination qui leur semble parfaitement naturelle. Ensuite, les colis, qui améliorent fortement l’ordinaire (même si certains, dans un souci d’intégration, demandent à ce qu’ils ne soient pas de trop grande valeur). Enfin, l’aménagement (pour ceux qui le peuvent et grâce aux efforts de l’ordonnance), d’une cagna au « confort » bien supérieur à ce qu’est le standard de la tranchée.

Dépossédés de ce qui faisait leur identité, les 42 se réfugient dans un « repli sur l’habitus ». Ils ne se mêlent guère des distractions populaires des troupes, cherchent l’isolement dans lequel ils pourront lire, écrire, ou au moins penser (jusqu’à Wittgenstein qui réfléchit au Tractatus, ou Alain qui rédige un plan de thèse). Et, dans ces tentatives, ils sont sans cesse « agressés » par la promiscuité, le bruit, les odeurs de leurs compagnons.

Disqualifié par leurs faibles capacités physiques, moqués parfois pour cela, ils compensent en jouant « l’intellectuel de service ». Ils rédigent les courriers des soldats, donnent des leçons de patriotisme, réaffirment régulièrement le sens de l’engagement dans la guerre (auprès des hommes comme auprès de leurs correspondants épistolaires). Et lisent, lisent, lisent, suppliant par lettre qu’on leur envoie des livres.

Et que pensent-ils, ces hommes dont beaucoup sont volontaires, de leur frères d’armes populaires ?

Leur attitude oscille sans cesse entre une bienveillance militante (jamais exempte de paternalisme et d’un émerveillement tout parental devant l’ingéniosité de ces « grands enfants » que sont les autres soldats), et un mépris qui peut tangenter la haine de classe dans certaines lettres. L’habitus, comme système de jugement que personne ne peut mettre en veille, oriente l’analyse de ce que voient les intellectuels combattants. Jeux de carte, discussions triviales, alcool, prostituées parfois, tout leur paraît méprisable, au point qu’ils n’apprécient guère les périodes de repos durant lesquelles ces activités de développent et tentent le plus possible de les passer à l’écart des troupes. Même les mieux disposés à l’égard des classes populaires (et il y en a beaucoup, Barbusse, Alain, Hertz ou Bridoux en étant des exemples frappants) se laissent parfois aller à ce que leur crie leur système de valeurs. Les cultures, les pratiques sont hiérarchisées. Cela ne fait aucun doute pour ces hommes, comme ne fait aucun doute le fait que leur culture, La Culture, est au sommet de la hiérarchie.

Cerise sur le gâteau, les combattants populaires, résignés à faire ce qu’ils doivent, ne partagent pas l’exaltation d’intellectuels pour qui l’expérience de la Grande Guerre (en dépit des inévitables lassitudes) s’apparente à celle du peuple en armes de l’an II ou qui, pour le moins, considèrent la guerre comme nécessaire et justifiée. Inutile de dire que cet état de fait participe très négativement à l’opinion que les intellectuels combattants ont sur leur frères d’armes moins dotés. Cette résignation à la guerre est analysée comme la preuve d’une faiblesse voire d’une absence d’âme des classes populaires, trop simples et trop peu au fait des enjeux pour comprendre toute l’importance de la chose. Il faut donc les éclairer, les guider, c’est le rôle des leçons que tentent souvent de donner les intellectuels combattants. Il semble bien que, même aux tranchées, le prolétariat ait besoin d’une avant-garde éclairée. Noblesse dominante oblige, les intellectuels combattants, organiques avant qu’on invente le terme, ne cesseront jamais de prêcher la nécessité du conflit et de l’accomplissement du devoir.

Au final, si ces hommes se sont longuement côtoyés, si certaines rencontres se sont faites, elles ne furent jamais exemptes de jugements ni de domination tant matérielle que symbolique. Au Front, en dépit de l’inconfort et du risque partagés, les classes existaient encore, les rapport de classe aussi. C’est ce que montre Mariot et c’est un apport utile à l’histoire de la Grande Guerre. Il montre aussi que l’origine ou la position sociale des intellectuels joue assez peu sur les jugements qu’ils portent. Habitus et domination sont ici liés à l’intellectualité, plus encore qu’à la classe sociale au sens marxiste du terme ; le constat est bourdieusien.

Précisons pour finir, comme le fait Mariot lui-même qu’il ne s’agit pas ici de dire que les classes populaires n’ont pas souffert au Front ou que la souffrance des intellectuels serait plus digne d’intérêt, mais simplement qu’aux souffrances communes de la guerre s’est ajoutée pour les intellectuels celle de l’isolement hors de leur milieu d’origine, loin de ce qui nourrissait auparavant leur vie intérieure. Mariot explique lui-même en introduction qu’il a vécu une expérience similaire, toutes proportions gardées, lors de son passage dans un internat scolaire. J’ai aussi le souvenir très clair de ma première journée de service militaire. Chambrée de quatre, présentations d’usage, je dis que je suis étudiant, et là, mon interlocuteur ouvre de grand yeux et me demande « ça veut dire que tu as le Bac ou pas encore ? ». Je me suis dit que ça allait être bien long.

Tous unis dans la tranchée ? Nicolas Mariot

Commentaires

Cédric Ferrand a dit…
Je me revois expliquant le problème du nénuphar qui double de surface chaque jour à un caporal-chef qui voulait devenir sergent. Pendant des heures. Il a eu ses chevrons, ce n'était pas éliminatoire comme test.

La tête de l'adjudant qui s'occupait du secrétariat, quand je lui ai montré comment faire un copier/coller. Pas en 1980, hein, en 1999.

J'aurais aimé savoir ce que ces gens sont devenus, avec le temps.
Gromovar a dit…
Ils sont peut-être colonels maintenant ;)
Baroona a dit…
Captivante chronique.
Gromovar a dit…
Merci.

Je commençais à me demander si quelqu'un l'avait vue en dehors de Cédric.
Escrocgriffe a dit…
Ca doit être passionnant…. Merci.
Gromovar a dit…
Le plaisir est pour moi.

Demain, (petit) coup de projecteur sur un recueil d'amateurs sur le thème de la Grande Guerre.