La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Le mère de toutes les dystopies


"Nous autres", de l’écrivain russe Eugène Zamiatine, fait partie de ces classiques qu’on a tellement l’impression d’avoir lu, à force d’en parcourir des comptes-rendus, qu’on ne les lit jamais. Omission corrigée aujourd’hui par l’entremise du Challenge SFFF de l’Est.

Ecrit en 1920, alors que Lénine dirige la Russie Soviétique depuis trois ans, et pour trois ans encore, "Nous autres" est une charge contre les dérives autoritaires, puis totalitaires, que Zamiatine sent poindre au sein du jeune Etat soviétique. Suspect du fait de ses prises de position, interdit de publication, l’auteur finira par s’exiler en 1931 et terminera sa vie à Paris en 1937.

Dans une utopie « réalisée » et « scientifique », isolée de l’en-dehors naturel par le « Mur Vert » et peu décrite précisément, vivent des millions d’humains sans nom, simplement identifiés par des matricules (les « numéros »). Amour inculqué de la raison, passion de la contrainte, haine de la liberté comme source de tous les maux, le monde de "Nous autres" se veut l’aboutissement de la science du gouvernement, quelque part entre le socialisme scientifique de Marx (jamais cité) et l’organisation scientifique du travail de Taylor (explicitement cité). Partie élémentaire de l’Etat unique, chaque « numéro » n’est qu’une cellule d’un corps social dont la tête serait « Le Bienfaiteur » et le système immunitaire les « Gardiens ». D-503, mathématicien et ingénieur (comme Zamiatine) construit le vaisseau spatial l’Intégral qui doit partir à la conquête du système solaire pour apporter partout les bienfaits de la société rationnelle (comme Lénine voulait la révolution mondiale afin d’apporter les « bienfaits » du marxisme-léninisme au monde entier). Sa rencontre avec une femme fascinante car si visiblement libre détachera D-503 du corps social et le poussera à une rébellion destructrice. "Nous autres" est son journal.

L’utopie réalisée de "Nous autres" contient tous les fondements du totalitarisme tel que le définissait Mussolini dans « Qu’est ce que le fascisme ? » : « Tout dans l'État, rien en dehors de l'État, rien contre l'État ». Au-delà du contrôle absolu de la politique et de l’économie par un parti unique, le totalitarisme se caractérise par la volonté de maîtriser tous les éléments de la vie sociale. L’appareil totalitaire, pris dans une dynamique insensée qui lui est propre, pèse, par l’endoctrinement et la répression, non seulement sur la vie publique mais aussi sur tous les aspects d’une vie privée qui a cessé de l’être. Dans la société taylorisée de l’Etat unique, les humains, appelés « numéros » ne comptent pas individuellement, ce qui permet à D-503 de dire lorsqu’il assiste à la mort de dix d’entre eux que ce n’est pas grave car ils ne représentaient qu’une partie insignifiante de la totalité (il qualifie d’ailleurs régulièrement les humains de débris, déchets, infusoires, microbes ; toujours des parties ou des êtres infimes). Les murs sont de verre afin que chacun soit sans cesse sous le regard de tous les autres. Les horaires de vie de chacun sont impératifs et identiques, selon les prescriptions de la « Table des Heures », dont l’Indicateur des Chemins de Fer est le modèle idéalisé. Défilés (le long d’avenues rectilignes), réunions, loisirs sont également prescrits. La reproduction est aussi sous contrôle de l’Etat, par un mécanisme qui n’est pas décrit mais dont la transgression signifie la mort. Quant à la sexualité, elle est « libre » ; personne ne peut se refuser à personne aussi longtemps que la demande de relations sexuelles est faite en respectant le formalisme officiel. L’auteur reprend ici à son compte certaines analyses, celle d’Alexandra Kollontaï par exemple, qui condamnaient la jalousie comme sentiment « petit bourgeois », et voit bien l’intérêt qu’il y a pour un Etat totalitaire à anéantir tout risque de loyauté transversale liée au sexe, à l’amour, à la parentalité ; les bons numéros vont d’ailleurs, le sourire au lèvre, dénoncer leur parents, leurs amis, eux-mêmes, aux « Gardiens ». Les coupables sont ensuite éliminés lors de cérémonies publiques durant lesquelles le « Bienfaiteur », chargé du pouvoir de tous et de la bonté d’un saint, remplit sa mission de défense du corps social.

Ne restent aux quelques numéros récalcitrants que le refuge de l’imagination, mais même celle-ci est en voie d’éradication grâce aux progrès de la médecine. Ceci fait, la société idéale sera devenue réalité, et chaque numéro sera exactement à sa juste place faisant sa juste tâche, sous le regard panoptique d’un système de contrôle devenu inutile. Il n'y a plus d’incontrôlé que la « sauvagerie » des primitifs qui vivent à l’extérieur du Mur, mais la liberté et son lot d’incertitudes sont dehors, derrière, incapables de menacer une société que plus rien ne peut corrompre. Ite missa est !

Roman russe, le style de "Nous autres" peut déconcerter.
Peu descriptif mais riche de sensations, de détails sensoriels, et d’analogies mathématiques, le style de D-503 (car c’est lui qui écrit) devient de plus en plus confus dans la description de l’enchainement des évènements au fur et à mesure de la progression de sa « folie ». Ce n’est qu’à la fin, et pour cause, que le narrateur retrouvera une écriture précise et neutre.
Pour les dialogues, ils sont hachés, elliptiques, souvent désarticulés, suivant une forme que je qualifierais d’éruptive et que je commence à associer systématiquement à la littérature russe.

"Nous autres" a clairement influencé nombre des dystopies publiées par la suite, du « Meilleur des Mondes » d’Huxley au « 1984 » d’Orwell, sans oublier le Mortelle de Frank. La trame du récit inspire de près celle de 1984, le taylorisme, version fordiste, imprègne Le meilleur des mondes (dans lequel on trouve aussi une Sauvagerie peuplée de « primitifs »), et on trouve dans Mortelle murs de verre, amour et écriture. Mais ces trois romans furent écrit après, alors que la réalité soviétique était de mieux en mieux connue, et là où Zamiatine imagine ce qui l’inquiète, ses trois successeurs métaphorisent des faits connus. Ils sont donc évidemment bien plus sombres, même si le roman d’Huxley, le plus proche dans le temps de "Nous autres" garde un peu de l’innocence originelle de l’espoir révolutionnaire.
"Nous autres" est donc un texte fondateur qu'il est utile de connaître, même si ses « rejetons » sont plutôt plus vifs et efficaces sur le plan narratif.
On notera aussi qu'on peut voir le monde de "Nous autres" dans La brigade chimérique.

Nous autres, Zamiatine


Commentaires

Guillmot a dit…
Je crois que tu inaugures le challenge !
Lorhkan a dit…
Intéressant, il va bien falloir le lire alors, surtout qu'il est dispo gratuitement (et légalement) sur le net.
Efelle a dit…
Si les deux rejetons sont plus vifs...

Peut être un jour, là je me contenterai de l'allusion dans la Brigade Chimérique.
Gromovar a dit…
Concentre-toi sur les nouveautés :)
Belle et riche chronique. Je suis admiratif.
Comme je me sens l'âme de plus en plus totalitaire, il va falloir que je lise cette œuvre pour rééquilibrer les choses.
Gromovar a dit…
Un grand classique à connaître quoi qu'il en soit.
Anonyme a dit…
Bonjour,

Ce post pour vous indiquer la sortie de notre concept album, "the glass fortress", directement inspiré de "Nous autres".

Le Meilleur des mondes, 1984, The Wall, Equilibrium et plus récemment Hunger Games, la culture moderne est hantée par le fantasme de sociétés extrêmement bien organisées dont la prétendue perfection masque de sombres univers dictatoriaux.

Mais si l'exercice de style est connu de toutes et de tous, qui en connait l'origine, la véritable source d'inspiration ?

Tout est en fait parti d'un petit roman d'anticipation publié en 1920 par Ievgueni Zamiatine, « Nous autres ».

Rémi Orts Project et Alan B vous proposent une relecture de l’œuvre intimiste, géniale et visionnaire du romancier russe.

Ce projet multimédia comprend :

un concept-album de 14 titres « The Glass Fortress » ;

sa déclinaison en un court-métrage de 25 minutes (sortie prévue fin mars 2015),en collaboration avec Fanny Stock Photography ;

enfin un cycle de mini-conférences en français « De Nous autres à la Forteresse de verre » sur la conduite du projet, de l'idée initiale à sa promotion. Interactif et d'une durée d'une heure, son format est particulièrement adapté aux médiathèques et aux bibliothèques municipales ou encore universitaires.

Vous trouverez ci-après les liens conduisant à l'album, ainsi que les "teasers".

"The Glass Fortress" on Deezer : http://www.deezer.com/album/9425874
"The Glass Fortress" on Spotify : https://play.spotify.com/album/4uBOA0nJlDv7sgh1mIPoYK
"The Glass Fortress" on Itunes : https://itunes.apple.com/fr/album/glass-fortress-based-on-zamiatines/id954988648

"The Glass Fortress" Teasers : the-glass-fortress-teaser-2 the-glass-fortress-teaser-1
Gromovar a dit…
Merci pour toutes ces informations. Je relaierai sur les réseaux.