La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

(Not fifty) Shades of Grey


Jasper Fforde donc. L’auteur de « Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de dragons ». Ca aurait du me mettre la puce à l’oreille.

"Shades of grey, The road to High Saffron", La tyrannie de l’arc en ciel, La route de Haut Safran, en VF, est une dystopie écrite par le sieur Fforde.

Après un terrible événement, inconnu des personnages et du lecteur, survenu il y a quelques siècles, Munsell (l’inventeur de l’un des systèmes existants de classification des couleurs, le HVC) a fondé une société, la Chromatocratie, basée sur un nombre invraisemblable de règles qui régissent tous les aspects, même les plus triviaux, de la vie quotidienne. Le but avoué de toutes ces règles est l’harmonie et la stabilité, obtenues par la prévisibilité des comportements humains.

La société de Munsell est une dystopie réactionnaire dans laquelle la position sociale est basée sur les couleurs. Les citoyens y sont classés en fonction de leur perception des couleurs, du type qu’ils perçoivent et de l’intensité avec laquelle il le perçoive. Tout en haut de la hiérarchie il y a les Pourpres, puis on descend jusqu’aux Gris, qui sont presque aveugles aux couleurs. Dans chaque tonalité on peut être plus ou moins perceptif, ce qui détermine une seconde échelle sociale verticale à l’intérieur de chaque nuance.
La position sociale étant directement liée à la perception des couleurs, un marché du mariage complexe existe dont la fonction est d’assurer la circulation intergénérationnelle du potentiel perceptif, chaque famille tentant de circonvenir le système à son avantage par le biais de dots. L’ascension sociale ne peut se faire que dans la descendance, il est donc capital de ne pas mésallier et important de choisir au mieux son partenaire reproductif.

Hiérarchisée et inégalitaire comme un système de castes, la dystopie de Fforde est aussi réactionnaire. Partant du principe simple selon lequel « c’était mieux avant », la Chromatocratie a procédé à plusieurs « Bonds en Arrière » dont l’objet fut à chaque fois de supprimer des objets, des technologies, des connaissances. La société décrite est en route vers une réalité pré-industrielle où ne subsistent que quelques éléments modernes indispensables ou mystérieusement oubliés par les règles de Mundell. Les bibliothèques ont été progressivement vidées, au fur et à mesure de l’interdiction de tel ou tel domaine artistique ou scientifique.

Enfin, dans un but de simplification et donc de régularité, beaucoup d'objets quotidiens, jusqu'aux vêtements ont donné lieu à normalisation. On porte donc la tenue « Aventure #5 », « Sport #2 », etc. dont les types sont définis dans les règles de Munsell.

Absence de technologies ou d’art potentiellement disruptifs, corps tentaculaire de règles impératives, normalisation même des objets de consommation les plus simples, la Chromatocratie est raisonnablement sous contrôle. Si on y ajoute que les citoyens ont peur de la nuit dans laquelle ils sont presque aveugles, d'où un couvre-feu de fait, que les moyens de transport (comme tout le reste) sont devenus presque inexistants, qu’il y a un système impératif de billets permettant seul de se déplacer d’un lieu à l’autre, qu’on doit assister régulièrement à des sortes d’offices durant lesquels on célèbre les préceptes de Munsell, on a là une dystopie efficace en terme de régulation. Le contrôle social y est assuré par les citoyens de haut rang (et une mystérieuse organisation secrète sur laquelle nous ne savons pas grand chose, tome 1 oblige), ainsi que par un système de feedback et des gains ou pertes de « mérites » en fonction des actions individuelles, mérites servant à obtenir des privilèges sociaux et dont la perte d’un trop grand nombre entraine la déportation forcée vers le mystérieux Reboot.
Néanmoins tout n’est jamais sous contrôle. Un marché noir existe, l’abus de pouvoir est endémique, des mouvements de résistance limités fonctionnent ici et là.

On avait donc une société riche d’inventions ; de quoi faire un bel et bon roman. Mais, disais-je, Fforde.

A l’arrivée on a un roman qui met des centaines de pages à démarrer, et qui sent tellement le « Jeunesse » que j’ai du vérifier plusieurs fois qu’il n’était pas vendu comme tel. On y trouve en effet toutes les caricatures les plus atroces de la littérature YA : le jeune héros courageux et noble, la fille effrontée et drôlement forte, le copain débrouillard qui sait comment tromper les règles des adultes, les supérieurs méchants et menaçants qu’on arrive à embobiner, l'inévitable rencontre sportive, etc. Ajoutons-y des enjeux souvent absurdes au moins dans les trois premiers quarts du récit, une romance sucrée à terrifier un diabétique (j’hésite à rattacher cet élément tout au YA ou en partie au Roman victorien pour son aspect mariage de classe), des achats d’informations sensibles payés avec de la confiture, une obsession (sensée, j’imagine, être drôle) pour la beauté des nez des gens, particulièrement s’ils sont retroussés, la menace des rhododendrons, la colorisation des fleurs par des tuyaux de pigments, et des pointes d’humour faciles qui m’ont laissé froid. J’espérais entrer dans 1984, c’est à une novellisation de Oui-Oui que j’ai eu l’impression d’assister.

Il y a sûrement beaucoup de choses que je n’ai pas encore comprises car ce n’est qu’un premier tome, mais je pense que je vais m’en tenir là.

Shades of Grey, VF : La tyrannie de l’arc en ciel, La route de Haut Safran, Jasper Fforde.

Commentaires

Lune a dit…
ouuuuh le méchant Gromovar ;-)
bon la romance YA c'est pas faux, mais j'ai vraiment aimé le côté absurde de Fforde. Peut-être que ça te correspondrait plus de lire L'Affaire Jane Eyre ?
Gromovar a dit…
Je vais faire une petite pause, et je verrai plus tard si j'ai envie d'y revenir.

En tout cas, la règle normale se vérifie encore : Si tu aimes, moi non, et vice versa.
Lune a dit…
ça s'est inversé quelques fois ces derniers temps !
Lhisbei a dit…
ouch ! ça fait mal
(z'êtes marrants tous les deux, on dirait les deux faces d'une médailles, le yin et le yang etc...)
Gromovar a dit…
@ Lune : Yep. Tout se perd.

@ Lhisbei : Nous allons faire un bébé avec Lune qui aimera tous les livres.
Blop a dit…
Ton analyse du fonctionnement de cette société réac est éclairante pour ceux comme moi qui n'ont pas lu le livre, mais j'avoue être moins surprise que toi du côté YA du livre ; j'ai même pensé que c'était une quasi constante dans les livres sélectionnés pour le prix Julia Verlanger. A tort sans doute.
Et je ne vois pas où est le problème avec les nez retroussés. Non mais.
Gromovar a dit…
Naïf je suis :)
Ta conclusion m'a tué.
Merci de cette efficace vaccination.
Gromovar a dit…
J'espère que tu t'es remis ;)
Acr0 a dit…
Tiens, c'est marrant, Fforde je l'attache surtout à sa saga de Thursday Next (et pourtant j'ai aussi lu le premier tome de Jennifer Strange).
Ahah, je ne sais pas si c'est le but premier (je sais que non), mais en réalité, ta chronique... me donne envie de le lire :D (je fais partie aussi de la règle "Si tu aimes, moi non, et vice versa")
Gromovar a dit…
Les ventes vont exploser ;)
Lorhkan a dit…
Ouch, tu viens de sacrément me calmer là, moi qui m'intéressait à ce roman... Mais cet aspect YA me refroidit beaucoup.
Tant pis, je passerai à autre chose...
Gromovar a dit…
Si le YA te repousse, alors oui, passe.