La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Dormir, rêver peut-être


En 1991, Nancy Kress publia une novella intitulée "Beggars in Spain", récemment traduite et publiée par ActuSF sous le titre « L’une rêve, l’autre pas ». En 1993, elle l’allongea en y ajoutant trois autres périodes, 2051, 2075, et 2091, et en fit un roman portant le même titre. La novella obtint le Hugo et le Nebula (puis le Grand Prix de l'Imaginaire), le roman, bien que nominé aux deux, non. Je comprends l’une et l’autre situations.

En 2008, Roger Camden, un richissime capitaine d’industrie, achète pour sa fille à naitre, Leisha, une amélioration génétique qui supprime le besoin de dormir. Sans sommeil, les enfants modifiés (Sleepless) sont plus productifs et plus intelligents, c’est le but avoué de la modification ; on réalise plus tard que la manipulation a un effet secondaire inattendu, les Sleepless vieillissent bien plus lentement que les Sleepers. Un hasard malheureux donne à Leisha une jumelle « normale » (Sleeper), Alice. Que peuvent être les relations entre ces deux filles ? Comment la société accepte-t-elle la nouvelle lignée d’individus améliorés ? Est-il possible pour eux de s’intégrer à une Humanité dont ils diffèrent profondément ? Sur quelles bases fonder une société/communauté ?

Dans un avant-propos, Kress explique ce qui l’a motivée à écrire ces textes. D’abord une question qui lui tenait à coeur personnellement : « Que pourraient accomplir des humains qui ne passeraient pas un tiers de leur vie à dormir et à quels problèmes seraient-ils confrontés ? ». Mais aussi la volonté toute intellectuelle de soumettre à la critique le modèle objectiviste d’Ayn Rand et les utopies communautaristes d’Ursula Le Guin. Dans les pages de "Beggars in Spain", elle traite les deux questions, et c’est sans doute ce qui perturbe l’équilibre du roman, Kress ne semblant jamais vraiment choisir entre ses thèmes et paraissant les intervertir à intervalles réguliers. Et pourtant, en dépit de ce défaut, le tout est assez brillant.

"Beggars in Spain" se focalise sur quatre couples logiques. Je ferai de même.

D’abord le couple Sleepers/Sleepless. L’avantage compétitif des Sleepless en fait des individus talentueux, riches, puissants, qui se placent par leurs propres capacités au sommet de la pyramide sociale. Cette situation entraine envie, jalousie, puis haine de la part des Sleepers, et place le groupe des Sleepless dans une problématique qui rappelle fortement celle des mutants dans le comics X-Men. Que faut-il faire face à la méfiance et à l’agression ? Choisir la voie de Charles Xavier et participer à la communauté humaine au mieux de ses possibilités, ou celle de Magnéto, regroupement, isolation (dans la communauté fermée de Sanctuary, pendant à Genosha), puis éventuellement agression. Les Sleepers sont-ils des humains un peu différents ou une autre race ? Et si une autre, une race simplement différente ou une race supérieure ? C’est sur ces questions que s’affrontent, un siècle durant, Leisha Camden et Jennifer Sharifi, les deux membres les plus influents du groupe, Sharifi choisissant les siens biologiques, et Camden trouvant dans la Loi le guide de son existence, au prix d’une coupure d’avec sa communauté. Sharifi et Camden en Sartre et Camus, se demandant s’il faut préférer la Justice à sa mère ou l’inverse…

Le second couple important est celui que forment Leisha et Alice. Il illustre la séparation entre deux humanités divergentes, séparation qui n’obère pas la possibilité pour les deux groupes de se retrouver à terme, chacun des deux prenant soin de l’autre dans la mesure de ses capacités. Une fois tous les sentiments négatifs digérés, Alice et Leisha prouvent qu’il est possible aux deux humanités de vivre en bonne intelligence. Mais le rapprochement est facilité (condition sine qua non ?) par leurs liens familiaux (que leur différence avait dans un premier temps presque brisés). Malgré cette facilité scénaristique, les deux sœurs montrent qu’avec du temps et de la volonté on peut ne pas avoir à choisir entre la Justice et sa mère. C’est aussi ce que suggère le rapprochement final entre la nouvelle génération de Sleepless (aussi différente de la précédente qu’eux-mêmes l’étaient des humains normaux) et les, encore rares, représentants d’une Humanité transfigurée par les épreuves.

Vient ensuite le couple philosophique qui oppose communauté et société. Sur quoi fonder une société ? Leisha commence en objectiviste (yagaiiste dans le roman). Elle croit donc en une société fondée uniquement sur le contrat, c’est à dire sur l’accord libre des volontés et l’échange de valeurs équivalentes. Mais alors que faire de ceux qui n’ont rien à échanger, rien à offrir sur le marché libre ? Sur cette question, Camden évoluera au fil du roman. Elle reconnaîtra l’existence de ce qu’elle nomme une écologie de l’échange, qui, sur des principes de don/contre-don, justifie de donner même à ceux qui ne peuvent rendre, car qui sait ce qu’il pourront rendre un jour directement ou par l’intermédiaire de leurs descendants ou obligés. Puis elle apprendra, par la grâce d’Alice que le don peut s’imposer par la simple besoin que l’autre en a ; le besoin créant l’impériosité du don. Cette nécessité est d’autant plus forte que Kress décrit une Amérique évoluant vers une partition logique entre Sleepless, Donkeys (des humains très productifs car modifiés, mais non Sleepless), et Livers (80% de la population) qui forment le substrat majoritaire de la société et vivent principalement des aides sociales, dans un monde où informatisation et automatisation ont tellement élevé les standards de productivité que le chômage de masse est la règle. A l’écart d’un pouvoir détenu par les Donkeys qui les flattent pour obtenir leurs votes, car l’illusion démocratique fonctionne encore, vivant grâce aux aides d’Etat, abrutis de divertissement, les Livers vivent dans un panem et circenses dont seuls quelques agitateurs politiques tentent de les sortir. En haut (à tous les sens du terme) du puits de gravité, Sharifi évoluera aussi, d’un objectivisme standard vers une version communautariste de la chose. Chaque membre de la communauté Sleepless donne et reçoit dans la communauté. Et la communauté ne doit rien à une Humanité Sleeper (et surtout Liver) qui ne lui apporte rien, le sentiment de Sanctuary s’exprimant dans le nom qu’ils donnent aux Sleepers, les « mendiants ». La communauté de Sharifi devient inévitablement sécessionniste, ajoutant progressivement à l’isolement géographique une volonté de rupture politique. Mais sa base idéologique étant objectiviste, la communauté, sous l’égide d’une Sharifi de plus en plus autoritaire, pratique en son sein même des principes d’échange qui conduisent à se débarrasser de tous ceux qui lui deviennent inutiles. Autoritarisme, eugénisme, euthanasie, après l’objectivisme de Rand, c’est aux dérives dirigistes des communautarismes que Kress s’oppose.
Le roman se termine néanmoins sur une note optimiste, avec la possibilité d’une réunion entre les branches séparés de l’Humanité, reprenant explicitement à son compte la phrase d’Abraham Lincoln « A house divided against itself cannot stand ». La référence constante à Lincoln ou aux pères fondateurs des Etats-Unis est d’ailleurs au centre du roman, et Kress montre, de manière assez efficace, comment les mêmes mots peuvent prendre le sens différent que chacun veut bien leur donner (l’exemple d’actualité du IIème amendement en est une bonne illustration).

Un dernier couple est formé par l'opposition entre Raison et Passion, entre surmoi et ça. Quel principe doit gouverner nos vies ? Sur quoi s'appuyer pour gouverner une nation ? Leisha est une incarnation de la Raison, elle s'oppose à la passion rapidement névrotique de Jennifer, et tente de donner du sens à un monde qui a plongé à corps perdu dans l'émotion et la passion. Ses tentatives de « raisonner » le monde n'aboutiront guère et l'amèneront à un individualisme tocquevillien, seulement tempéré par son implication dans une fondation dont les motivations sont essentiellement compassionnelles. Fondation elle-même source de frustration car, alors que celle-ci a pour fonction de financer l'éducation de Livers volontaires, le nombre de ceux-ci diminue d'année en année. Le confort d'une vie qu'on leur a fait végétative et l'absence de compréhension de l'intérêt qu'il y a à reprendre le contrôle de sa propre existence étouffe chez les Livers jusqu'au désir de s'élever, d'accomplir quelque chose. On pense fortement au monde décrit dans le film Idiocracy.

Il y aurait encore beaucoup à dire. C’est aussi un roman sur le choix, sur le libre arbitre, sur les changements qu’amène le temps, en mieux comme en pire. Il y a aussi des personnages dont je n’ai pas parlé et qui auraient eu, pourtant, des choses à dire ; ceux qui sont dans la fuite, ceux qui pratiquent une neutralité absolue, et les autres encore. "Beggars in Spain" est un texte dense et intelligent qui donne matière à maintes réflexions.

La richesse de ce roman en est sa force, elle en est aussi, un peu, sa faiblesse dans la mesure où, comme le dit la sagesse populaire, « Qui trop embrasse, mal étreint ». Les SuperSleepless de troisième génération ont une pensée qui foisonne et s’étend dans des matrices d’associations d’idées infinies. Je me demande si ce n’est pas ainsi qu’a pensé Kress en écrivant "Beggars in Spain".

Beggars in Spain, Nancy Kress

Lecture participant au Challenge JLNN


Commentaires

Guillmot a dit…
J'en regrette presque que seule la novella d'origine ait été traduite.
Gromovar a dit…
Qui sait ? Ca motivera peut-être ActuSF ou quelqu'un d'autre.
Efelle a dit…
Je savais bien que cela te plairait.
Gromovar a dit…
Yep, c'est très bien :)
Lorhkan a dit…
Good !
En attendant une éventuelle traduction, reste plus qu'à se jeter sur la novella !
Gromovar a dit…
Yep. D'autant que le problème d'accumulation ne joue pas pour la première partie, qui est la novella.
shaya a dit…
Et là je voudrais lire le roman en plus de la novella... snif !