La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Cash from Chaos !


"Dans les veines" est le premier roman de Morgane Caussarieu, une fille de 24 ans dont la prose dément l’âge. "Dans les veines", comme « s’envoyer dans les veines ». "Dans les veines", comme une forme pervertie de « dans la peau ».
Le résumé nous dit de "Dans les veines" qu’il y est question des exactions d’une horde de vampires punks s’abattant sur Bordeaux et y apportant mort et dévastation. Cash from Chaos !!!

J’ai donc approché ce roman avec des pincettes. Dès qu’il s’agit de vampires, de gothiques, et de punks, je me méfie de mes emportements, et je me méfie encore plus de ceux d’écrivains, nombreux, dont le talent est loin d’égaler la motivation à décrire le monde de la nuit, si difficile à montrer dans son décorum et sa violence sans le caricaturer ou le dénaturer.

J’ai reposé ce roman soulagé. Caussarieu sait de quoi elle parle (est-on sûr qu’elle n’a que 24 ans ?), et elle en parle bien. Les lieux, les postures, les codes sont vrais, la séduction constante et la violence pas toujours contenue de l’underground aussi. Ecrivant ceci je pense au Neverwhere de Neil Gaiman, et je crois que Caussarieu a réussi à montrer qu’existe un véritable « En-Bas » dans les grandes villes d’Europe, un Ailleurs où les codes sont autres, dans les mêmes lieux que la ville originale mais pas aux mêmes heures. En cela, elle m’a rappelé le trop méconnu en France Brian Hodge, auteur du recueil Musiques liturgiques pour nihilistes et du roman Prototype, entre autres.

Étonnamment, pour une personne née 11 ans après la mort de Marc Bolan, 9 après celle de Sid Vicious, et 3 après la fermeture de la Batcave à Londres, les références de l’auteur tombent juste, toujours au moment opportun et dans l’ambiance adéquate (qu’on lise par exemple la scène du tampon en se remémorant Lydia Lunch gloussant à propos du gig « I need lunch » des Dead Boys ; de telles coïncidences n’existent pas). Il est facile de citer, plus difficile de placer ; c’est fort bien fait ici. Caussarieu s’offre même un luxe de vieux briscard : se moquer de la nouvelle génération de « gothiques », bouffons incultes qui ne sont que pose sans la moindre profondeur.

Laissons-là le rock et venons-en aux vampires qui animent "Dans les veines". La maîtrise du sujet impressionne encore. Caussarieu a visiblement beaucoup lu, beaucoup vu, et bien digéré le tout. Ici, les vampires, s’ils sont étrangement séduisants, ne sont pas « gentils », pas civilisés, encore moins aristocratiques. Revenant en arrière, et comme effaçant non seulement la bouffonnerie Twilight et la misérable Bit-Lit qu’elle a inspirée, mais également les films de Dracula avec Christopher Lee qui ont tant contribué à policer l’image du vampire, Caussarieu lui redonne sa forme originelle, celle d’un mort-vivant, malfaisant, pervers, et mortifère, proche du Nosferatu de Murnau dont on peut tout dire sauf qu’il a l’air aristocratique ou séduisant.

Elle retrouve, par l’ambiance splatterpunk à la Poppy Z. Brite qu’elle instille, toute d’odeurs, de sons, de goûts, et de moiteur, la corporalité profondément matérielle et sexuelle des vampires du XIXème siècle, Carmilla et Dracula en tête (n’oublions pas qu’à lire Dracula les jeunes filles de la bourgeoisie anglaise tombaient en pamoison, tant elles comprenaient ce que Stoker suggérait) ; et même si le Gabriel du livre rejette le Dracula de Stoker, comment ne pas penser à Mina Harker, et plus encore à Lucy Westenra, en assistant au dépérissement de Lily ? En notre temps où suggérer n’est plus de mise, Caussarieu montre, décrit, détaille jusqu’à l’écœurement les actes de créatures dont la survie implique le transfert très régulier de fluides corporels, quels qu’ils soient. Elle montre abondamment la mort, le sexe, la drogue, la violence, même sexuelle. Le roman est gore, cru, violent, très brutal (bien au-delà de ce qui se lit habituellement), mais pas plus que le fait de tuer chaque jour un innocent (et pourquoi pas un enfant ?) pour se nourrir de son sang.

S’ils tuent sans cesse et avec plaisir, c’est que les vampires de Caussarieu ne sont pas seulement des monstres répugnants (même s’ils le sont absolument), ils sont surtout des prédateurs affamés, bien plus proche de drogués en manque que de toute autre chose (J. F., le vampire punk, étant d’une originale manière les deux à la fois). L’immortalité est un leurre, elle ne leur apporte aucune vraie satisfaction, seulement l’oubli progressif de ce qu’ils furent, parallèlement à une vie de paria dominée par une souffrance que seule la mort de l’autre peut, très temporairement, soulager. Bourreaux et victimes à la fois, membres désolés d’une « famille » névrotique composée par la volonté de l’enfant monstrueux Gabriel, le plus vieux, le plus pervers, et sans doute le plus fragile de tous, les vampires de Caussarieu font ce qu’ils doivent et ont appris à aimer ce qu’ils font. Poussant toujours plus loin les limites de l’horreur (meurtres amoureux d’enfants ou agression bourgeoise à la Orange Mécanique) pour tenter, en vain, de garder à distance l’ennui mortel qui les guette, ils vivent une vie de bêtes, ne pensant qu’à calmer leur inextinguible soif, et ruminant sans fin regrets et haines anciens.

Les humains du roman ne valent guère mieux : familles très dysfonctionnelles (c’est un euphémisme) conduisant leurs membres les plus fragiles à ressentir la tentation vampirique (fuir la réalité pour le rêve, courir vers une mort qui, pour une fois, arbore un visage séduisant) ; flics peu efficaces ; vieille baba confite dans l’huile de cannabis ; mère absente ; père incestueux ; alcoolique dissimulée. Les vampires chassent dans des marges où ils ont peu de chances d’être repérés rapidement, mais c’est aussi dans ces marges qu’ils trouveront des proies que leur désarroi rendra plus facile à contrôler ou à convaincre. Il est néanmoins bien difficile d’accepter le « don obscur », même au fond du désespoir, même s’il est fascinant d’obtenir (ou seulement de côtoyer) un pouvoir sans limite. Lily le découvre en croyant aimer le vampire Damian ; mais Damian et Lily ne sont pas Lestat et Louis (même si un rat, ici aussi, fait les frais de l’affaire). Le triangle amoureux involontaire qu’ils forment avec Gabriel (et qui évoque Louis, Lestat, Claudia) va à sa perte ; les histoires d’amour finissent mal en général…

Caussarieu revitalise, régénère même, le mythe et la figure du vampire qui en avaient bien besoin. Elle fait montre, durant les 300 pages du roman, d’un estomac dont peu d’auteurs sont capables (il suffit de lire la première page pour s’en convaincre, et décider si on va vouloir encaisser la suite ou pas). Elle livre des dialogues crédibles et justes. Elle écrit, régulièrement, des phrases qui ont une vraie beauté stylistique, épurées jusqu’à l’essentiel. Elle parvient même à être drôle lorsque l’un des personnages, convaincu du caractère vampirique des évènements, déambule équipé pour la chasse au vampire comme les losers de Fright Night. Nul doute qu’elle gardera ces qualités et qu’on les trouvera dans son prochain roman.

Deux bémols imho :

D’abord, le roman manque, je trouve, d’une vraie tension dramatique, ou du moins celle-ci s’étiole au fil des pages. Ayant choisi de ne pas faire ce qu’aurait fait Sire Cédric par exemple, et donc de ne pas se centrer sur l’enquête, Caussarieu fait graviter le roman autour de la relation amoureuse entre Damian et Lily. Or pas de vraie tension possible ici, car dès le début du roman (dès la page 12, ligne 12 précisément) l’issue de cette histoire est prévisible même si les modalités de sa résolution restent à découvrir.

Ensuite, il est difficile à croire que même l’incompétente police bordelaise n’ait pas plus gêné les agissements d’une bande de meurtriers de masse tuant au minimum une fois par jour. Lestat et Louis y parviennent dans la Louisiane du XVIIIème, Dracula sur le voilier Demeter au XIXème, mais ici l’action se situe aujourd’hui, dans un pays décemment doté en moyens policiers, et l’inaction publique est pour le moins surprenante.

Nul doute qu’en tendant plus son intrigue, elle ne perdra pas ses qualités de narratrice, j’attends la suite.

Dans les veines, Morgane Caussarieu


Commentaires

Lorhkan a dit…
Oui... mais non.
Tu en parles bien, et les critiques semblent vraiment bonnes, mais là je passe, j'ai trop de trucs à lire.
Gromovar a dit…
On peut admettre qu'une histoire de vampire punk ne fasse pas l'unanimité ;-)
Blop a dit…
Bon, voilà, une très bonne critique plus tard, je suis fixée : je ne le lirai pas. Je n'ai pas l'estomac pour, ni les références musicales d'ailleurs (j'ai épluché toutes les pages de Wikipedia que tu as mises en lien pour savoir de qui/quoi tu parlais. Merci d'y avoir pensé !).
Gromovar a dit…
Ca sert aussi à ça une chronique : A savoir qu'on aimera pas.
Blop a dit…
Toutafé. Comme toi sur ma dernière chro. Et ici, c'est moi le Schtroumpf grognon (ou le Schtroumpf Fleur bleue, mais il n'existe par et n'aurait aucun sens, vu que tous les Schtroumpfs sont bleus).