La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Henry Lion Oldie, le Janus ukrainien


Henry Lion Oldie est un auteur ukrainien bicéphale. Auteur de cinq nouvelles publiées en français, et de plusieurs romans traduits, dont la fantasy en deux volumes, La loi des mages (un volume déjà sorti, le second sortira en février chez Mnémos), Oldie fait patiemment son trou dans l'imaginaire français. Il a gentiment, et avec la complicité de Viktoriya et Patrice Lajoye sans qui cette interview n'aurait pas existé (ne serait-ce que pour des questions de traduction), accepté de répondre à quelques questions pour Quoi de Neuf...
C'est l'occasion de découvrir un auteur encore assez peu connu du grand public français et qui, pourtant, gagne à l'être (on notera le bien beau patronyme du premier des deux membres de Oldie).

Bonjour Henry, merci de nous recevoir, pouvez-vous vous présenter pour les lecteurs français qui ne vous connaissent pas ?

Nous sommes Dmitri Evguenievitch Gromov et Oleg Semenovitch Ladyjenski. Dmitri est né le 30 mars 1963 à Simferopol en Crimée (Ukraine). Depuis 1974 il vit à Kharkov (Ukraine). Il est ingénieur-chimiste de formation. L'un de ses hobbies est le hard rock, et plus spécialement le groupe Deep Purple au sujet de l'oeuvre duquel il a écrit une monographie. Il est ceinture marron de karaté (école GODZu-ru). Il fut un temps acteur au théâtre-studio « Pélican », où il a joué une dizaine de rôles dont une moitié sont des rôles principaux. Oleg est né le 23 mars 1963 à Kharkov. Il est metteur en scène de formation et a travaillé sur plus de 10 spectacles et a même été lauréat du 2e festival national des groupes de théâtre en 1987. Il est ceinture noire de karaté et enseigne les arts martiaux. Il est passionné de jazz et de musique classique.

Vous êtes de ces auteurs qui écrivent à quatre mains. En quoi est-ce difficile, ou pas, et comment travaillez-vous ?

D'abord une idée naît. Pas chez les deux à la fois, bien sûr, mais en l'un de nous. Nous y réfléchissons pendant un certain temps, et quand elle prend forme, que l'on peut l'exprimer à l'aide de mot, alors celui qui a eu cette idée vient chez son co-auteur et l'exprime. Ensuite une longue conversation commence. L'idée se développe, on élimine des versions secondaires, on modifie des choses, les germes d'un sujet apparaissent... Nous discutons beaucoup, mais chaque fois, nous pouvons prendre assez vite une décision qui convient aux deux. Chacun de nous, à son tour, joue le rôle de générateur d'idées puis de sceptique, et cela se passe d'une façon assez spontanée. Une discussion peut durer plusieurs mois. Ensuite, quand les conceptions fantastiques, philosophiques et morales ont été élaborées, le sujet devient de plus en plus clair, nous déterminons les personnages principaux et une partie des personnages secondaires, nous commençons un chapitre du futur texte. Nous nous partageons ce que nous allons écrire : « Je veux écrire ce chapitre ! Et moi celui-ci ! » Tout est foncièrement de bon gré. Nous ne nous « arrachons » pas des chapitres l'un à l'autre et nous ne refusons pas de faire quelque chose. Jamais. Si les personnages narrateurs sont différents, alors il arrive que l'un de nous prenne un (ou deux) de ces personnages et écrive sa (leur) voix. Cela faisant, certains traits personnels de la langue de l'auteur se transmettent à son héros, et puisque nous sommes deux personnes bien différentes, alors nos personnages sont aussi différents. Lorsque nous achevons des fragments, nous nous les échangeons ; chacun de nous lit ce que l'autre a écrit, nous corrigeons les fautes, les coquilles, le style ; nous réunissons nos fragments, puis chacun de nous prend un autre épisode en charge et nous continuons à écrire. Quand un grand passage est fini (une partie, un livre d'un roman), nous faisons une pause, nous imprimons ce passage et nous le lisons encore une fois pour y déceler les erreurs encore non remarquées. En même temps, nous discutons en détail du passage suivant. Et nous nous mettons à écrire à nouveau. Quand un roman est fini, nous y apportons d'ultimes corrections, nous l'imprimons et le relisons. Nous le corrigeons à nouveau, le réduisons, le révisons. D'ailleurs, quand nous écrivons un roman, nous avons déjà en tête des idées à moitié formées pour une deux ou trois autres oeuvres. Toutes ces idées n'auront pas de suite, mais queque chose en sortira plus tard, malgré tout.

Quels sont les auteurs occidentaux que vous aimez lire et que pourriez-vous nous conseiller dans la littérature russe de l'imaginaire ?

Pour ce qui concerne le fantastique occidental, nous aimons et estimons Ray Bradbury, Frank Herbert, Robert Sheckley, J. R.R. Tolkien, Clifford Simak, Roger Zelazny, Dan Simmons, Neil Gaiman, China Mieville, Robert R. McCammon, Robert Merle, et bien d'autres. Pour le fantastique russe, nous pouvons conseiller les oeuvres d'Andreï Valentinov, de Marina et Sergueï Diatchenko, de Evgueni Loukine, de Vadim Panov, de Sviatoslav Loguinov et de Dalia Trouskinovskaya.

Nous allons commencer par quelques questions sur votre roman "La Loi des mages", dont le tome 1 a été récemment publié en France. Le contexte de "La Loi des mages" évoque une Russie alternative du début du XXe siècle. Pourquoi être restée proche de la réalité, ne pas avoir créé un univers complètement imaginaire ?

Nous travaillons assez souvent dans un décor historique réel, en changeant seulement quelques détails. Pour nous, l'histoire réelle est plus riche et diverses que ce que l'on peut imaginer pour un monde virtuel. En outre, à notre avis, il n'existe pas d'univers totalement inventé. D'une façon ou d'une autre, ils se forment sur la base de notre réalité, remaniée par la fantaisie de l'auteur. Il existe un aphorisme : « aucune mythologie européenne n'a pu inventer le kangourou ».

Pourriez-vous décrire pour nous le monde dans lequel se place "La Loi des mages" ? Quel est le contexte international ? Quelle est la place de la Russie dans ce contexte ?

Si vous avez envie de comprendre le monde du roman, il est en fait plus facile de prendre un manuel d'histoire et de regarder ce qu'il en était pour l'Europe de la toute fin du XIXe siècle et du début du XXe, avant la Première Guerre mondiale. Nous avons suivi ce canevas des événements. Sauf bien sûr pour ce qui concerne les mages-bagnards, qui n'existaient pas dans la Russie réelle. De même nous avons modifié certains noms de famille, mais tout le reste, le contexte international, la position de la Russie au niveau mondial, correspond à la réalité.

Vos mages semblent structurés comme une mafia. Pouvez-vous nous en dire plus sur leur organisation ?

Dans notre roman, les mages-criminels sont organisés presque de la même manière que le monde criminel l'était en Russie à cette époque-là. Mais cette organisation différait un peu de celle des « familles » de la mafia italienne d'alors, et d'autant plus de celle de la mafia actuelle. Le monde criminel russe du début du XXe siècle n'avait pas encore de structures hiérarchiques aussi forte et développées que celles de la mafia italienne. Mais en gros, son organisation ressemblait à peu près à celle de n'importe quelle autre mafia. Il y a de simples exécutants qui se spécialisent dans différents types de crimes : vol, pillage, fraude, etc. Il y a les leaders de bandes ou de simples cliques. Il a les parrains, dont l'opinion fait loi pour tous. Il y aussi une lutte permanente pour les zones d'influence. Dans notre roman, il y a une différence importante : l'État considère la magie comme quelque chose de criminel, et les gens qui possèdent ce don sont évincés par la société, relégués dans le monde du crime.

Le système qui vise à réprimer les mages ressemble-t-il à des systèmes réels ou ayant existé?

Ce système de répression ressemble aux mesures mises en place en Russie au début du XXe siècle, destinées aux criminels ordinaires ainsi qu'aux prisonniers politiques. D'ailleurs en France aussi, en ce temps-là, à en juger par la littérature française classique, tout se faisait à peu près de la même manière : gendarmes, travaux forcés...

Dans La Loi des mages, les différences ethniques, notamment en ce qui concerne les Roms, semblent signifiantes. Est-ce le cas, et à quel niveau, dans la Russie et l'Ukraine moderne ?

Malgré le fait que beaucoup de Tziganes soient devenus sédentaires, en général, et encore de nos jours, ils se tiennent toujours à l'écart du reste de la population.

Et était-ce le cas dans la Russie historique ?

Oui, et bien plus que maintenant. Cette partie de notre roman est assez réaliste.

Dans vos textes, les rapports humains sont toujours rudes, parfois à la limite de l'agressivité. Le langage est cru, les gestes bourrus. Est-ce une spécificité de la culture ou de la littérature russe ?

Bien de personnages des romans de Victor Hugo – Les Misérables ou Notre-Dame de Paris par exemple – sont aussi agressifs. Pouvons-nous conclure à ce titre que la rudesse est une particularité de la culture française ? Certainement pas. Dans notre livre, il y a beaucoup de personnages dont le destin est le bagne, la persécution, la pauvreté, la perte. Il est tout à fait naturel que dans des situations difficiles – qui sont bien nombreuses dans le roman ! –, ils ne parlent pas poliment. Ce sont les singularité des biographies, et par voie de conséquence les singularité des caractères de certains personnages, pas plus.

Les personnages parlent souvent en utilisant de longues phrases ou des périphrases. J'ai eu le sentiment qu'on pourrait toujours s'exprimer de manière plus concise que ce que font les personnages, qu'ils sont toujours beaucoup dans l'emphase. Diriez-vous que la société russe est une société de la parole ?

Tout le monde aime parler. Les personnes françaises que nous connaissons sont bien éloquentes lorsqu'elles discutent avec nous. Par contre, sur internet où l'on « parle » avec les doigts, on utilise d'ordinaire des phrases courtes, parfois non achevées. Mais dans la vie, il suffit de montrer à quelqu'un que tu es prêt à l'écouter pour qu'ensuite il soit difficile de l'arrêter...

Les tenants de l'autorité que vous décrivez sont souvent corrompus ou indolents. Est-ce l'image que vous avez des institutions ? Correspond-elle à une réalité observable ?

C'est notre expérience personnelle, celle que nous avons eu en communiquant avec certains pouvoirs ; c'est aussi une expérience puisée dans des livres où il est question des temps passés. Oui, nous voudrions bien connaître un pouvoir sagace et juste... nous sommes des écrivains de fantastique, quand même...

Je voudrais parler maintenant des 2 nouvelles post-apocalyptiques qui ont été traduites en français, "Nevermore" d'une part, et "Viens me voir dans ma solitude" d'autre part. D'abord, pourquoi écrire du post-apocalyptique après la fin de la Guerre Froide ? Un texte aussi court (et par ailleurs brillamment écrit), que "Nevermore" peut-il être écrit à quatre mains ? Comment l’a-t-il été ?

Merci pour votre opinion sur Nevermore. Quinze années séparent ces deux récits. Nevermore a été écrit en 1991 ; Viens me voir dans ma solitude en 2006. Tous deux ont été écrit en collaboration et la brièveté du texte n'a rien changé. C'est aussi un aphorisme connu : « la taille n'a pas d'importance ». Un violoniste et un pianiste peuvent jouer ensemble et sans problème un court morceau de musique et une sonate de trois heures. Pour ce qui concerne l'Apocalypse et la vie après la fin du monde, ce sujet ne peut pas ne pas émouvoir les écrivains, quand l'humanité vit sur une pyramide de bombe thermonucléaires. Par contre la Guerre Froide et sa fin n'ont aucun rapport avec ces deux paraboles sur la vie et la mort.

Dans Viens me voir dans ma solitude, il n'y a qu'un homme et qu'une femme, qui se séparent sans chercher à faire descendance ; dans Nevermore, il n'y a aucun être humain. L'extinction de la race humaine vous paraît-elle inévitable, voire souhaitable comme le djinn de Nevermore semble l'inférer ?

L'homme et la femme du récit Viens me voir dans ma solitude sont Charon, nocher des Enfers dans la mythologie grecque, et la Mort, telle qu'elle est dans les légendes européennes. Hélas, dans ce récit, l'humanité a disparu, et il ne reste plus que eux deux. Mais voilà ce que pense Charon : « Elle n’avait pu partir bien loin : s’il se dépêchait, il aurait le temps de l’atteindre. [...] Il était impossible que deux personnes ne se rencontrent pas là où il ne restait plus personne en dehors d’elles, Adam et Ève d’un nouveau monde. Et elle n’était pas encore vieille. » Nous voudrions dire que même s'il ne reste que la Mort, un espoir de rencontre, d'amour et de renaissance subsistera. Donc nous croyons en l'humanité et nous lui souhaitons sincèrement une très longue vie. D'ailleurs, dans Nevermore, le djinn ne voulait pas la mort de l'humanité, mais a été obligé d'accomplir le désir du corbeau qui l'a libéré de la bouteille.

Les textes post-apocalyptique décrivent souvent une lutte pour la survie. Pas les vôtres. Que faites-vous de l'instinct de survie ? Pensez-vous qu’il vaudrait mieux que l’humanité s’en débarrasse ? 

Cette lutte existe, dira-t-on, en off. Si le lecteur proteste contre une telle triste fin, s'il s'indigne du fait que le destin est si sévère envers la race humaine, alors cette lutte devient primordiale. Elle se passe dans le coeur, la raison et l'âme du lecteur, et non sur les pages du livre. Et l'instinct de survie est une des principales garanties de ce que nos enfants et petits-enfants vivront. L'humanité a besoin de cet instinct. Il ne faut en aucun cas le nier !

Dans Relève-toi, Lazar, on peut gager des sentiments. Qu'avez-vous voulu dire dans ce texte (auquel je n’ai pas compris grand chose) ?

Nous ne savons pas exposer brièvement les idées contenues dans notre oeuvre. Sinon, à quoi cela nous servirait-il d'écrire des récits, des nouvelles et des romans? L'idée est dissoute dans le texte, et l'extraire est l'affaire du lecteur. De notre part, nous ne pouvons qu'ajouter que les sentiments ne sont pas une marchandise. On ne peut pas les mettre en gage, on ne peut pas les vendre ni les acheter, et on ne peut pas les tuer non plus. C'est probablement de cela dont le récit parle. Mais il nous semble qu'il contient encore autre chose...

Pour terminer je voudrais vous poser trois questions plus générales. Quelle est la place de la nature, et singulièrement de la forêt, dans votre œuvre ?

La même place que dans le monde. Une grande place, mais qui malheureusement, diminue.

Les rapports hommes-femmes que vous décrivez dans vos textes semblent complexes, dans des mécanismes d'attirance/répulsion et ou de séduction/violence. Est-ce l'état des relations entre les sexes en Russie aujourd'hui ? Ou l’était-ce dans le passé ?

A notre avis, les relations entre les femmes et les hommes sont beaucoup plus complexes que le schéma que vous proposez, « séduction/violence », etc. Cela concerne la vie réelle, dans n'importe quel pays du monde, aussi bien que nos livres. Si un jour les relations entre les hommes et les femmes devaient se simplifier, l'humanité disparaîtrait plus vite que du fait d'une bombe atomique.

Dernière question indispensable : les Russes boivent-ils vraiment autant que dans vos textes ?

Il nous est difficile de parler pour tous les Russes. Les généralisations de ce genre sont toujours douteuses. Nous dirons simplement que nous n'avons rien contre le fait de boire un petit verre ou deux. Mais dans les limites du raisonnable. D'ailleurs, lorsque nous étions en visite en France, on nous a raconté une blague qui nous semble bien à propos : « À Paris, dans un café, un jeune homme commande une bouteille de vin rouge, puis une autre, puis une troisième... Un monsieur plus âgé, assis à une table voisine, détache son regard du journal qu'il est en train de lire, et dit : – Excusez-moi, monsieur, mais il ne faut pas boire autant. Savez-vous que selon les statistiques, un Français sur quatre est alcoolique ? Le jeune homme remplit à nouveau son verre de vin et répond : – Cela ne me concerne pas. Je suis Russe ! »

Je vous remercie du temps que vous avez consacré à répondre à ces quelques questions.
Et je remercie encore les Lajoye pour leur rôle indispensable de fixers.

Commentaires

Efelle a dit…
Voilà ce qui manquait pour que je m'intéresse à ces auteurs.

Merci
Cristian Tamas a dit…
Bonjour,

Je suis Cristian Tamas de la Société Roumaine de Science- Fiction et Fantasy et je vous pris, s'il vous plait, me donner la permission de traduire et de publier sur le site non-profit de la société (www.srsff.ro/), l'entretien avec Henry Lion Oldie. Nous allons mentioner votre consentement, que vous êtes l'auteur et nous allons insérer un lien vers l'article original.
Je vous remercis.

Cordialement,
Cristian Tamas
www.srsff.ro/
Gromovar a dit…
Bonjour Christian,

Je vous ai déjà répondu sur votre mail perso. Je confirme de nouveau que je vous autorise à traduire et à publier l'interview des Oldie.

Cordialement
Sorin Camner a dit…
Je vous remercis beaucoup. En qualité d'auteur est-ce que je vous mentionnerai comme „Gromovar” de „Quoi de neuf sur ma pile ?”

Cordialement,
Cristian Tamas
www.srsff.ro/