La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Roland C. Wagner rocks the casbah


RC Wagner, c'est l'un des tauliers de la SFFF française. Auteur de très nombreux romans et nouvelles, il promène sa carcasse moustachue et rigolarde dans les salons et les conventions, où il converse avec tous, une bière à la main. Il vient d'obtenir le Grand Prix Européen des Utopiales pour le monumental pavé Rêves de Gloire, uchronie polyphonique sur l'Algérie et la musique. J'a eu l'occasion de parler avec lui de de l'uchronie, de l'Algérie, de la musique, et du travail de documentation qu'impliquait le projet pharaonique de "Rêves de Gloire".

Peux-tu nous décrire l’énorme travail de documentation qu’a nécessité l’écriture de « Rêves de Gloire » ?

Je crois que j'ai commencé à me documenter sur le sujet, bien involontairement, avant même ma naissance à Alger, en pleine guerre d'Algérie. Pendant un certain temps, ma vision de celle-ci était, en gros, celle de ma mère ; en résumé, l'indépendance de l'Algérie était une injustice (pour les Français d'Algérie). La documentation absorbée par la suite m'a permis d'acquérir une vision plus complète, et surtout plus neutre. J’ai lu énormément de livres, de tous les bords et de toutes les opinions, pour faire des recoupements entre les récits. Ça va de « La vraie bataille d’Alger » de Massu à la « Guerre d’Algérie » d’Yves Courrière. J’ai été particulièrement impressionné par les livres de Pierre Laffont, descendant du fondateur de l’Écho d’Oran, qui m'a paru l'un des plus équilibrés sur la question ; il faut dire que je lisais en parallèle « Barricades pour un drapeau », qui est tout sauf neutre. Je me suis aussi beaucoup documenté sur l’histoire du rock et de la musique psychédélique, et j'ai lu une sacrée quantité de livres et d'articles sur le LSD, notamment les mémoires de Tim Leary ou « Acid Dreams » (« LSD & CIA » en français), écrit sur la base de documents déclassifiés de l'agence de renseignement en question. L’effet de l’acide est diffèrent pour chaque individu, c'est un fait acquis, mais ce qui m'intéressait surtout c'était son impact, celui de la Gloire, donc, sur la société. Norman Spinrad dit que les drogues, psychédéliques ou non, ont écrit une bonne partie de l’Histoire des USA et du monde des cinquante dernières années. Je crois que c’est vrai.

Ton uchronie est multiple, avec des points de divergences d’importance variable. As-tu voulu renouveler ou étendre le genre ?

Dans « Rêves de Gloire » la fiction spéculative part du chaos. L’Histoire est un système chaotique. Lors d'un débat, Spinrad a décrit ici même « Rêves de Gloire » comme une uchronie du troisième type, j'aime bien l'expression. Le choix de la narration plurielle m'a permis de développer une uchronie politique, musicale, et géopolitique. En fait, j'ai vraiment commencé à rédiger le roman lorsque j'ai eu l'idée de sa structure, soit un an et demi avant sa parution. Prenons l'exemple des soviétiques qui arrêtent de financer le Tiers-Monde pour consacrer l'argent à aller sur Mars avant les USA. Beaucoup de changements découlent de ce choix, même si je n'ai pas insisté là-dessus dans le texte. Ainsi, dans le monde du roman, ce sont plutôt les démocrates qui ont gagné à la suite du processus de décolonisation, coupant l'herbe sous le pied aux fondamentalismes religieux ; il n'y a pas eu de FIS en Algérie, ou alors juste sous la forme d'un groupuscule extrémiste sans influence réelle. La synthèse que je viens de faire, tu ne la trouveras pas dans le texte, pas vraiment : tous les éléments y sont présents, mais dispersés, éclatés en bribes d'informations — parfois organisées en synthèses partielles. C'est flagrant avec une autre divergence importante : l'expédition de Suez et la réaction de l'URSS à l'insurrection de Budapest. Je dis bien une divergence car les deux événements sont liés, cette fois. C'est parce que le monde entier a les yeux rivés sur ce qui se passe en Égypte que, chez nous, Khroutchev peut envoyer les chars en Hongrie ; dans le roman, c'est parce que le monde entier a les yeux rivés sur ce qui se passe en Hongrie que Nasser ne parvient pas à récupéer le canal de Suez. Après, on peut ergoter, dire que la bataille d'Alger, qui commence en janvier 1957, n'aurait peut-être pas eu lieu, ou qu'elle aurait été différente, ou encore qu'il n'y aurait pas eu de 13 mai 1958, ou à une autre date… Oui, bien sûr. Voilà ce qui se serait passé dans une uchronie causale… disons classique. Seulement, j'ai pris le parti de ne pas trop détailler des effets directs évidents des divergences, préférant m'attacher à leurs conséquences à long terme, comme dans ce cas l'existence d'un courant de rock égyptien fertile et abundant, totalement absent de notre monde.
Cela dit, je pense que le 13 mais 58 aurait bel et bien eu lieu même si l’expédition de Suez avait réussi (l’Histoire compte donc des attracteurs étranges ndlr).
Sinon, je dois avouer que je me suis aussi beaucoup amusé à mettre des hippies et des punks dans la casbah. Je crois qu’il y a une continuité entre le mouvement psychédélique et le punk, entre 1966 et 1977. Un sous-genre du garage rock US des années 60 (baptisé a posteriori « 60's punk »), l'acid punk, fait le lien entre les rêveries mystiques et colorées des hippies et le nihilisme des punks des origines. Ce que je veux dire, c'est que le garage psychédélique donne naissance aux précurseurs du punk, comme les Stooges ou le MC5. Et, plus tard, un morceau comme « I had too much to dream last night » des Electric Prunes a été repris par des musiciens liés au mouvement punk, comme Wayne County ou Stiv Bators. Là où beaucoup de gens voient une rupture, ou carrément un abîme, j'ai plutôt tendance à distinguer une certaine continuité.

As-tu de nouveaux projets pour ce monde que tu as inventé ?

Je sors en février un recueil de nouvelles chez L’Atalante qui s’attachera à des personnages ou à des situations qui n'ont pas été développés dans le roman, mais qui auraient pu s'y trouver. Par exemple, aucun narrateur de « Rêves de Gloire » n'est un musicien, alors que la musique est centrale dans le roman ; dans « Le Train de la réalité », je donne donc la parole à un musicien que l'on voit très brièvement passer lors du concert de Biarritz.

Comment le livre a-t-il été reçu hors du milieu de ceux qui ont des souvenirs familiaux de cette époque ?

Bien. C’est l’émotion qui était difficile à doser dans le livre. Il en fallait assez mais sans tomber dans le pathos. Les réactions me suggèrent que je ne m'en suis pas trop mal tiré. Je voulais aussi casser l’image du « pied-noir » facho. D’abord tous les Français d'Algérie étaient loin d’être tous des colons (j'entends par là des propriétaires terriens) d'extrême-droite ; ensuite, même parmi ceux qui ont été proches de l’OAS, il y avait beaucoup de gens désespérés et terrifiés qui se sont tournés vers les dernières forces politiques qui se souciaient encore d'eux.

Comment as-tu construit la chronologie de ton récit ?

Le point obligé était la mort du Général. Là, tout changeait forcément (et en plus je pense que sa mort aurait fait plaisir à certains, rires). Il faut savoir que j’ai mis 15 ans à concevoir le livre. Au début je pensais décrire une Algérie qui resterait entièrement française, puis la voie de la partition, qui m'a été suggérée par Gérard Klein, m'a paru à la fois plus réaliste et plus dramatique. Dans le monde du roman, l’Algérois devient une enclave française dans une Algérie indépendante, puis prend lui-même son indépendance pacifiquement et installe un système qui relève à la fois de l'État-providence et de l'anarcho-capitalisme. Et ce micro-État qui a coupé les ponts avec l'ex-métropole conserve des liens forts avec une Algérie où ce sont les démocrates qui ont gagné. Voilà la base, l'épine dorsale de la chronologie uchronique. Dans la réalité, dans notre réalité, le pays est tenu par le FLN, l’armée et l’État, qui sont, de fait, l'émanation d'une oligarchie qui a laissé se mettre en place, voire carrément mis en place elle-même un système de corruption à grande échelle. Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed et d'autres chefs du FLN « historique », celui qui a combattu pour l'indépendance, ont été les grands perdants de l’Histoire. Or, contrairement à Ben Bella (qui, après le cessez-le-feu, entre en Algérie à la tête de l'ALN et prend le pouvoir par la force un peu plus tard) ou à Boumedienne (qui le destitue pour prendre sa place en 65) c’étaient des partisans de la démocratie. Boudiaf l’a prouvé en tentant de liquider la corruption quand on lui a demandé de revenir de son exil dans les années 90, et ça a entraîné son assassinat au bout de quelques mois à peine de présidence. La seule légitimité du pouvoir algérien se fonde sur la guerre d'indépendance. J'attends de voir ce qui va se passer lorsque l'oligarchie n'aura plus d'anciens combattants, vrais ou faux, à brandir devant la population. Pour l'instant, le désespoir de celle-ci se manifeste surtout sous forme de suicides, d'immolations par le feu. Comme si les gens retournaient contre eux-mêmes une violence qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas exprimer contre le pouvoir en place et/ou le système de corruption généralisée.

Je remercie RC Wagner pour ce long entretien, et je m'installe dans les starting-blocks pour attraper "Le train de la réalité".

Photo de Mélanie Fazi

Commentaires

Lorhkan a dit…
He did it again !
Well done ! :D

Tu n'as pas chômé aux Utopiales !

Tu n'as pas parlé du printemps arabe avec lui ? Une révolution du jasmin en Algérie c'est possible à plus ou moins long terme ? Ou faut-il "attendre" la disparition des anciens combattants de l'oligarchie comme il l'indique ?...
Gromovar a dit…
Les vieux s'accrochent aux branches. Les notres aussi ;-)
Acr0 a dit…
Je ne sais pas si c'est une photo récente, mais la moustache a poussé depuis la fois où je l'ai vu ;) (octobre 2010, d'ailleurs, très bonne rencontre, peu de monde et tout le loisir de papoter (1h environ))
Félicitations pour le prix, dis donc !
15 ans à concevoir le livre ?! Waouh !
Superbe entretien, merci Gromovar de nous faire partager tout ça... Et hop, je note son livre pour me le procurer :)
Lhisbei a dit…
Tu es bavard Grom' :D (et j'aime ça)

je suis dans les starting-blocks pour "Le train de la réalité" aussi.
Tigger Lilly a dit…
Très intéressant, comme d'hab !
Efelle a dit…
Super intéressant !
Merci pour la retranscription.
Gromovar a dit…
Le plaisir est pour moi.
Guillmot a dit…
Génial :) Décidément de très beaux entretiens.
Unknown a dit…
T'as du talent pour faire parler les gens ! Très chouette interview ... On en redemande :)
Gromovar a dit…
Je m'y attelle :)