La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Hé, ho hisse ! Hé, ho hisse !


Soyons clair. Je ne connais presque rien à la littérature russe, même la plus classique. J’aurais donc eu le plus grand mal à décrypter l’hommage à la littérature russe que constitue "La loi des mages", si j’avais été assez fol pour m’y essayer. Je suis donc entré dans ce premier tome d’un long roman avec la candeur d’un béotien, en supposant qu’un roman écrit par une créature bicéphale dont l’une des têtes s’appelle Gromov ne saurait me décevoir.
Seconde mise au point. Ayant fini le livre, je lis la 4ème de couv, qui m’inspire une pensée émue pour tous les malheureux adolescents férus de fantasy qui ont acheté "La loi des mages" en croyant qu’ils allaient lire les aventures de Gandalf et Saroumane poursuivis par un Nazgul, ou mieux, de Richard Rahl et Kahlan fuyant l’empereur Jagang. Mauvaise pioche, buddies.
J’ai lu quelques romans russes dans ma vie, quand même, au maximum cinq. J’en ai tiré quelques lois générales sur la littérature russe (n’ayons peur de rien) qui s’appliquent me semble-t-il à cet ouvrage. D’une part, c’est une littérature dans laquelle la Nature est très présente. Pas celle des verts et/ou des bobos, mais une force primordiale fondamentalement hostile et étrangère. La forêt notamment, omniprésente, est le lieu de l’effroi (« la sauvagerie ») qu’elle n’est plus en Occident depuis la fin du Moyen-Age. Ensuite, c’est une littérature de la lenteur. Les territoires sont immenses et il faut longtemps pour les parcourir ; les Bateliers de la Volga se trainent péniblement vers un horizon qui n'est jamais plus proche. Je crois que ça donne une résistance à la durée que nous ne possédons pas ici, et que cette résistance est attendue du lecteur, avec des livres lents, à lire dans le Transsibérien. Enfin, tout y est plus décrit, plus imagé, plus théâtral, jusqu’aux dialogues comportant des oppositions langagières très marquées entre le peuple au parler rustique, bourru, et sans aménité (rappelant un peu les Poilus de Barbusse dans Le feu), et la langue simplement correcte, mais qui paraît châtiée par comparaison, des aristocrates. Rien n’est dit simplement dans les romans russes que j’ai pu lire. J’ai toujours eu l’impression que la littérature russe était faite pour être déclamée. Prenez « La Route », de McCarthy, et vous aurez le contraire exact de l’idée que je me fais de la littérature russe.
Dois-je dire aussi qu’on y boit plus que dans toutes les autres littératures réunies ?
Concernant "La loi des mages", qu’en est-il spécifiquement ? Dans une Russie uchronique d’Ancien Régime, deux mages, ex bagnards et déportés (l’exil intérieur cher aux soviétiques) sont victimes d’une machination qui les emmènera à traverser le pays et à revoir leur allégeances. Ces mages sont des hommes et femmes aux pouvoirs surhumains, membres d’organisations criminelles structurées et très hiérarchisées qui quadrillent le pays (fantasme de mafia russe sur lequel je fais confiance aux auteurs). Ils sont « supervisés » par un service spécial de contrôle des mages, les « Barbares », tout aussi organisé et hiérarchisé. Les agents de ce service, résistants aux pouvoirs des mages, sont capables de les détecter, même après leur passage. L’organisation, qui m’a rappelé l’Okhrana, agence de renseignements mais aussi d’actions clandestines, a son propre agenda visant, semble-t-il, à régler le problème « mage » de manière définitive. La déportation de Drouts et Rachka, dans un village misérable, ne durera donc que peu de temps car des évènements plus grands qu’eux les rattrapent et les happent. Buts secrets, guerre des voleurs (?), volonté de survie, s’entremêlent pour former la trame du roman, autour des deux mages, de leurs deux disciples, et d’un étrange chef des « Barbares ». Autour de ces personnages principaux gravite la société russe : moujiks abrutis par l’alcool et la misère, femmes seules ou presque essayant de nourrir des tombereaux d’enfants, « prostituées » rurales motivées par la faim ou l'ennui, popes bien peu orthodoxes, bandits cruels, roms filous, employées de l’administration impériale, tatillons et bornés. Tout cela n’est guère reluisant. Et ce n’est guère mieux dans les villes, même si c’est plus policé. Dans ce monde, vivre comme un chien est la norme, et mourir de mort violente une occurrence pas si rare que ça.
La narration de la première partie, à la deuxième personne, donne l’impression d’une inéluctabilité, d’évènements imposés de l’extérieur et simplement décrits, sans prise possible par ceux qui les subissent. Des phrases courtes, successives, souvent nominales, placent le lecteur dans une sorte de transe hypnotique due à l’effet de litanie amené par la scansion qu’impose le style. La transe fonctionne et entraine le lecteur le long d’une sorte de cadavre exquis où chaque phrase vaut plus par son harmonie avec son entourage immédiat que par son rôle, somme toute minime, dans l’intrigue générale. Et, étonnamment, ce qui aurait pu n’être qu’un exercice de style réussit à passionner car il y a un fil rouge, bien visible, qui tire le lecteur de page en page vers la fin, provisoire, de ce qui est malgré tout une histoire mystérieuse et intrigante. Dans la seconde partie, la première personne est plus présente, témoignant d’un retour aux affaires des personnages, même si c’est au travers de leurs disciples.
Le monde de "La loi des mages" est dur, presque barbare dans sa cruauté. Les sentiments, souvent frustes, y sont exacerbés et les actes extrêmes. Il est gris, froid, et il n’y a que dans les fêtes, autour de l’alcool qui grise et de la nourriture habituellement trop rare, qu’on y trouve un peu de chaleur, fugace, car les fêtes finissent souvent mal, rappelant que le bonheur ne peut être que transitoire.
A qui faire confiance ? A qui s’allier ? Que faire pour survivre et échapper à l’épée de Damoclès toujours présente de la corde ? Que veut l’administration ? Quel est le rôle de tous ces gens si interchangeables qu’ils ne sont souvent nommés que par leur titre, pompeux et ronflant au possible ? Voici quelques-uns des enjeux de ce premier tome, car, l’ai-je dit, il en faudra un second pour conclure et dénouer tous les fils de la machination dont sont victimes autant qu’acteurs les personnages du roman.
"La loi des mages" se lit d’une traite dans un état second. Il est donc à déconseiller à toute personne qui ne saurait pas se mettre dans ce genre d’état. Mais quel plaisir pour les happy few.
On notera la belle couverture de Christophe Dubois, entre Ostruce et Bilal, qui saisit parfaitement l’ambiance du roman.

La loi des mages, t1, Henry Lion Oldie

PS : Merci aux traducteurs pour cette découverte.
PPS : Les connaisseurs de la littérature russe sont invités à corriger mes inepties en commentaires.


CITRIQ

Commentaires

SBM a dit…
Ajout superflu d'une presque ignare en littérature russe : le roman russe est épais... Cette uchronie m'a l'air tout à fait sympathique, récente ?
Gromovar a dit…
C'est vrai. Il est épais, parait-il.

Ca vient de sortir. Ceci est peut-être la première chronique. MUHAHAHAHA !!!
Lhisbei a dit…
tu me donnes très envie de le lire (faut qu'il remonte la PAL celui-là!)
Tu peux développer la notion d'uchronie dans ce roman ?
Gromovar a dit…
Il n'y a pas de point de divergence, ni de divergence très affirmée. C'est une Russie tsariste un peu différente de la nôtre, par quelques détails géopolitiques et/ou organisationnels. On comprend qu'on est là où on croyait être tout en étant un peu ailleurs aussi (je ne suis pas sûr d'être très clair). Le terme d'uchronie est peut-être trop fort. Russie uchronique ou Russie parallèle ? Je laisse les spécialistes répondre.
Lhisbei a dit…
je vais dire un gros mot : Russie imaginaire ?

okay je suis déjà -->[]
Efelle a dit…
Je viens de me pencher à nouveau sur ta chronique suite à l'interview.
Je pense le lire lors de la sortie du second tome.