La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

Juju fantasy


Who fears death”, de l’américaine d’origine nigériane Nnedi Okorafor, est un des romans les plus dépaysants que j’ai lus depuis longtemps.
Quelque part en Afrique, dans l’avenir, après un cataclysme. On ne sait précisément ni où, ni quand. Cela pourrait aussi bien se passer sur une autre planète. Onyesonwu, dont le nom signifie « Who fears death ? », est née d’un viol. Petite fille puis adolescente ostracisée à cause de son origine, elle vit, heureuse et paisible malgré tout, près de sa mère et de son beau-père, dans une petite ville calme, loin des troubles qui agitent l’ouest. Mais Onyesonwu est plus qu’elle ne paraît ou même qu’elle ne sait. Soumise au texte d’une prophétie, elle devra devenir une sorcière accomplie puis partir avec quelques compagnons afin d’anéantir un péril mortel pour son peuple, sans doute au prix de sa vie.
La structure de “Who fears death” est indiscutablement celle d’un roman de fantasy. Jeune héroïne désignée par le destin, apprentissage auprès d’un vieux maître, groupe de compagnons fidèles, quête lointaine, puissant et malfaisant ennemi, échéance brève, combat final, retour à une normalité acceptable. On est chez Tolkien ou Eddings. Mais Nnedi Okorafor n’est pas WASP. Elle porte une culture africaine qui colore de manière très originale son roman.
Onyesonwu est née d’un viol, mais pas n’importe lequel. Sa mère et toutes les femmes de son village ont été violées par les guerriers d’une autre ethnie, dans le cadre d’une action militaire de viol de masse. Humilier l’ennemi et créer des femmes intouchables et des enfants haïssables est le but de ce type d’opération, fréquent de l’Afrique à la Bosnie. Tuer les hommes , violer les femmes, brûler les villages, c’est, au début du roman, le projet nouveau de l’ethnie dominante (les Nuru), qui jusque là se contentait de réduire l’ethnie dominée (les Okeke) en esclavage. L’heure de l’extermination est venue ; elle sera longue mais méthodique. Okorafor décrit sans ambages, au fil du roman, la guerre d’extermination et ses conséquences, et elle ne fait pas preuve de manichéisme. Elle décrit aussi les horreurs pratiquées par les rebelles de l’ethnie opprimée à l’occasion d’actions de représailles. Il y a bien des agresseurs et des agressés, mais certains agressés peuvent être des salauds aussi. Nous sommes ici bien loin de la fantasy classique.
Onyesonwu n’est pas non plus l’adolescente traditionnelle de la fantasy. Elle porte sur son visage les stigmates de sa naissance, et son apparence physique dit à tous sa conception maudite. Elle est Ewu, mauvaise et crainte. On l’évite. Personnage fort, pleine de colère et de frénésie, lasse d’être ostracisée, elle décide d’être volontaire pour ce qui est le coming of age local : une excision rituelle. Lors de cette scène fondatrice, éprouvante par son intensité dramatique, se crée la compagnie qui accompagnera Onyesonwu au bout de sa quête. Chez Tolkien la compagnie nait autour de l’anneau, ici c’est sous le scalpel de la prêtresse. Le thème de la mutilation sexuelle des femmes est d’ailleurs présent tout au long du livre, dans une prédominance qu’un auteur occidental n’aurait pas accordé. Non contentes d’être excisées, les filles sont soumises à un juju qui rend tout rapport sexuel hors mariage terriblement douloureux. Un rêve de fondamentaliste. Onyesonwu, sorcière poussant à son extrême la malignité féminine qui consiste à saigner sans mourir, saura, plus tard, y mettre bon ordre.
La subordination des femmes est d’ailleurs un des points récurrents du roman (symbolisé par la légende de Zoubeyr le Grand) : le sorcier de la ville ne veut pas d’Onyesonwu comme apprentie, la menace de viol par des fêtards éméchés est omniprésente, de nombreux villageois trouveront étrange et regrettable qu’un tel pouvoir magique soit détenu par une femme, son amoureux (presque une âme sœur) ne se départit jamais d’une forme de machisme sous-jacent. Onyesonwu est structurellement inférieure car elle n’a pas le bon sexe. Son monde est un monde d’hommes, dans lequel les femmes n’ont que la place, minuscule, qu’on veut bien leur laisser. D’ailleurs, son père voulait concevoir un garçon qui l’aurait secondé. Fille, il veut sa mort.
Loin des héroïnes de Robin Hobb ou de Robert Jordan qui glosent à n’en plus finir sur la profondeur de leur décolleté, les filles d’Okorafor aiment le sexe, souffrent d’en être privées, en parlent naturellement, et le pratiquent quand il redevient possible. Dans “Who fears death”, le sexe est une fonction naturelle ; Onyesonwu et ses « sœurs » ne sont pas judéo-chrétiennes, même de cœur. Elles ont des organes sexuels et veulent les utiliser, au même titre que le reste de leur corps. Mais “Who fears death” abrite aussi une belle histoire d’amour entre Onyesonwu et Mwita, Ewu comme elle mais sorcier raté, qui l’accompagne, la protège, la soigne, comme un Sam Sagace sexué. Un amour électrique et conflictuel, mais aussi un amour sans limite, illustré par le mot nigérian Ifunanya, qu’on ne dit qu’une fois dans une vie.
La société décrite par l’auteur est traditionnelle, la famille y est donc d’une importance capitale. Les liens familiaux, génétiques ou d’apprentissage, structurent la société mais tissent aussi la toile du récit. Les pouvoirs, les responsabilités, le temps long, tout revient à la famille. Onyesonwu, Mwita, leurs maîtres, leurs ennemis, sont inclus dans des réseaux de parentalité qui les façonnent et les dirigent. Tout était voulu, même si Onyesonwu l’ignorait. Seule la fin reste à écrire.
Culturellement, l’Afrique de “Who fears death” mélange pastoralisme et urbanisation, techniques archaïques et objets hi-tech. Elle n’est pas seulement pré technique, voire médiévale. Comme dans l’Afrique réelle, des villes où la technologie est répandue côtoient des villages techniquement et culturellement arriérés, les outils technologiques passant parfois, au gré des marchands, de l’un à l’autre monde. De plus, à la réalité matérielle et prosaïque se superpose un monde des esprits qu’on peut atteindre et contrôler en partie par la magie. Le monde que le Grand Livre (récit fondateur de cette civilisation) décrit a échappé au désenchantement dénoncé par Max Weber. Il a renoué avec ses origines, et partant, avec sa part de merveilleux. Onyesonwu mène donc deux quêtes parallèles, vers son ennemi dans le monde physique, et vers son accomplissement dans le monde spirituel (en partie dans l’entre-deux d’un village nomade caché au cœur d’une tempête), chacune des deux quêtes trouvant écho en l’autre.
Who fears death” est un livre qui cache beaucoup de trésors sous une facture classique. En y injectant son africanité, Okorafor régénère un genre usé jusqu’à la corde. Plus surprenant que la Terre du Milieu et ses nombreux avatars car plus éloigné de nos référents culturels, le pays où les Nuru tentent d’exterminer les Okeke sert de terrain d’apprentissage à une héroïne sincèrement attachante tant elle montre de courage et de détermination à accomplir son destin, au point d’en être christique.
Pour dire les choses simplement, “Who fears death” est de la fantasy, mais on y trouvera bien plus que de la fantasy.
Notons que l'auteur vient de signer pour la traduction et la publication en France de son roman. Great !
Who fears death, Nnedi Okorafor

L'avis de Cédric Jeanneret

Lu dans le cadre du Challenge Fins du Monde de Tigger Lilly

Commentaires

Guillmot a dit…
Ben tu vois, tu t'en es très bien sorti avec cette chronique !
Gromovar a dit…
M'en parlez pas mon pauvre monsieur.
Cedric Jeanneret a dit…
Intéressant, je l'ai dans ma wishlist, mais j'ai surtout dans ma PAL son second roman.
Efelle a dit…
Sais tu chez qui cela a été signé et quand cela paraîtra ?
Je ne suis pas trop motivé en ce moment pour de nouvelles lectures en anglais...
Gromovar a dit…
Pas encore, mais j'espère le découvrir.
Cedric Jeanneret a dit…
En fait il semble que c'est celui que tu as lu son dernier roman, moi j'ai Akata Witch paru cette année également.
Lorhkan a dit…
Belle chronique, qui donne envie.
Je ne connaissais pas du tout ce livre, j'attendrai la version française. ;)
Gromovar a dit…
@ Efelle : L'éditeur est Eclipses. Je ne connais pas la date.
Thom a dit…
Ça à l'air rude tout de même. Mais, belle chronique merci.
Cédric Ferrand a dit…
Tu as réussi à m'intriguer avec cette chronique.
Vert a dit…
Moi aussi, ça me donne bien envie d'y jeter un oeil !
Gromovar a dit…
N'hésitez pas.
Gromovar a dit…
Bientôt traduit ;-)
Cedric Jeanneret a dit…
Les goûts et les couleurs, je viens de terminer l'écoute de Who Fears Death et j'ai été un peu déçu par une trame très classique et quelques longueurs sur le milieu du roman...
(http://siku00.blogspot.com/2011/10/who-fears-death.html)
Gromovar a dit…
Effectivement la narration n'est pas originale. Mais je trouve que le cadre apporte vraiment quelque chose.
Efelle a dit…
Déterrage de discussion : quel cadre ? Il est à peine esquisser.
La grosse réussite de Nnedi Okorafor est dans l'évocation âpre de la violence. Pour le reste c'est formaté ou pas assez décrit.
Gromovar a dit…
L'ambiance si tu préfères. Une espèce de mélange des genres assez inédite.
Bouchon des Bois a dit…
Je viens d'acquérir la version française nouvellement parue chez Actu SF... Je sens la lecture éprouvante venir, il me tarde :)
Gromovar a dit…
Bonne lecture. C'est dur mais très bien fait.