La Cité des marches - Robert Jackson Bennett

Bulikov, la capitale du Continent. Autrefois une ville grande et puissante, le centre du monde. Aujourd’hui une ville conquise, en partie détruite. Rome après Alaric. Kind of. Dans le monde de La Cité des marches , dernier roman traduit en français de Robert Jackson Bennett et premier volume de le trilogie des Cités divines , il y a le Continent et le reste – ce centre-périphérie théorisé au XIV siècle par le grand historien arabe Ibn Khaldoun . Et, comme dans l’analyse de ce dernier, la périphérie a fini par conquérir le centre, en l’occurrence le Continent ; rien d’étonnant, ce n’est qu’à la périphérie que résident la force et la détermination nécessaires à la guerre. Concrètement, c’est une révolte conduite avec succès il y a plusieurs décennies par le Kaj qui a abattu l’empire continental et ses dieux. La chute des uns entrainant celle de l'autre. Car tu dois le savoir, lecteur, le pouvoir sans égal du Continent était le fruit des « miracles » de ses six dieux, incarnés dans le

J'ai demain et jeudi matin


Il y a des livres qu’on prend dans la gueule, d’autres dans l’estomac. Il y en enfin des livres qu’on prend dans les deux, et fort. "Rafael, derniers jours" est de ceux-là. Je ne remercierai jamais assez Nébal de me l’avoir fait découvrir, même si sa lecture a été éprouvante (et c’est un mot que j’utilise une fois par décennie). Il y a bien des gens à qui je ne conseillerai pas de lire ce roman.
Court (moins de 200 pages, écrit gros), "Rafael, derniers jours" raconte les trois derniers jours de la vie d’un jeune homme qui a accepté d’être la vedette expendable d’un snuff movie contre 30000 $. Alcoolique chronique, presque analphabète, chômeur de père en fils, Rafael vit à Morgantown, le trailer park où il a grandi. Marié, père de trois petits enfants, il n’a jamais réussi à trouver un vrai emploi et il vivote sans espoir, comme ses voisins, en revendant les déchets qu’il tire de la décharge voisine. Au bout du rouleau, il entend parler de ce plan, et décide, après une longue réflexion précédant le roman, d’y participer.
Le début du texte est impressionnant. Le « cinéaste » explique longuement à son acteur ce qui va se passer et ce qu’il attend de lui. Il s’assure que Rafael a bien compris qu’il va souffrir « seulement une heure » puis mourir. Rafael comprend et accepte, en échange d’un « contrat ». Il veut cet argent pour sa famille. Mais c’est après que le roman est le plus dur. L’auteur évite le pathos en faisant de l’événement un secret. Rafael ne dit rien à ses proches pour ne pas gâcher ses derniers jours. Il n’y a donc pas d’adieux, d’embrassades, de larmes. Rafael est le seul à savoir en quoi consiste l’emploi auquel il doit se rendre jeudi matin.
Ce qui est dur dans "Rafael, derniers jours", c’est d’abord et surtout le mépris extrême qui s’exprime sans cesse à l’égard de ces gens qui vivent dans une misère crasse. Vigile de supermarché, caissière, policiers, coiffeur, toutes les personnes qui interagissent avec les habitants de Morgantown expriment à haute voix et en leur présence un mépris, intolérable pour le lecteur, qu’eux acceptent par habitude. Il y a quelques exceptions mais elles sont rares. C’est aussi le mépris d’une société, la plus riche du monde, envers des gens qui vivent dans une sorte de terrain vague, entre l’autoroute et la décharge publique, sans électricité, presque sans gaz, sans soins médicaux. Le mépris de ne rien faire pour les sortir de là, le mépris même de permettre à des gardiens de leur tirer dessus lorsqu’ils vont chercher dans la décharge des objets de rebut à revendre pour survivre.
Ce qui est dur aussi, c’est le décalage des espoirs et des joies qui existe entre le héros et le lecteur. Avec son avance, Rafael fait des achats, un cadeau pour chacun de ses enfants, deux robes pour sa femme, une chemise et un jean pour lui, et une énorme dinde surgelée. Objectivement, des merdes, même un peu ridicules (un synthétiseur dans une caravane sans électricité ou un gant de base-ball pour un bébé). Et pourtant, ces merdes amènent une joie immense. C’est un plaisir unique. Rita n’avait jamais eu de robe neuve, les enfants jamais de jouet manufacturé. De la dinde, certains vieux du camp en avait mangé, avant… Mais c’est si difficile d’arriver à la cuire, sans four et presque sans gaz. Elle sera mangée frite, par tous les habitants du camp invités à une cène voulue par Rafael la veille de son « boulot ». Pour la première fois de sa vie, Rafael a un peu d'argent ; il veut faire partager sa bonne fortune. Le lecteur ne peut être indifférent au plaisir qu’amènent ces objets auquel lui n’accorderait peut-être pas un regard. Il ne peut pas ne pas noter le plaisir que Rafael prend à inviter, pour la première fois de sa vie. Ce décalage hante.
Ce qui est dur encore, c’est de savoir ce que personne sauf Rafael ne sait, et d’imaginer même ce que Rafael ne sait pas. Sa femme se réjouit. Il a enfin trouvé un emploi, il a des projets. Elle croit qu'il est un peu fou, qu'il rêve, mais ce rêve lui plait. Lui est en paix. Il a trouvé, sans la chercher, une solution, une chance de désencalminer les siens. Grâce à cet argent sa famille pourra partir « ailleurs », loin de Morgantown, dans un endroit où il y aura « de l’électricité », « une école où on joue au base-ball », et où « l’administration donnera des aides sociales ». Cette volonté de partir ne s’accompagne d’aucune révolte envers Morgantown (Rafael, derniers jours" est un roman politique, pas un roman militant). C’est là qu’il vit, qu’il a toujours vécu, qu’il a appris à boire, enfant, en finissant les canettes. C’est là que sa mère est morte d’un cancer, que son père est en train de faire de même. C’est chez lui. Il n’en veut à personne. Mais il pense que la vie pourrait être meilleure « ailleurs ». C’est pour cela qu’il veut cet argent. Il n’imagine même pas une seconde qu’il pourrait ne pas l’obtenir, et que son sacrifice pourrait être vain.
Ce qui est dur enfin, c’est la réaction des autres membres du camp. Personne ne peut croire qu’il a trouvé un emploi. Dans leur monde ça n’existe pas. Le jour de la signature de son « contrat » il a dépensé 200 dollars, 160 euros environ. Une telle somme, ça ne peut pas exister. On pense donc qu’il a fait un braquage, ou s’est lancé dans un commerce sexuel. On lui conseille de ne pas y retourner. On le plaint et on s’en méfie. Les stigmatisés valident le stigmate.
Puis jeudi matin arrive. Rita est fière de lui. Elle a lavé ses nouveaux vêtements pour qu’il soit propre lors de son premier jour. Il embrasse sa famille et part au « travail », non sans avoir laissé son « contrat » là où Rita pourra le trouver après. Il part, convaincu que, pour la première fois, il a pris le contrôle de sa vie.
Rafael, derniers jours, Grégory McDonald

CITRIQ

Commentaires

Munin a dit…
J'ai lu ce livre il y a des années et il m'a marqué. Je venais de voir The Brave, le film de Johnny Depp, et un ami m'avait dit que "non, non, le livre n'a rien à voir", et que je devais le lire...
Gromovar a dit…
Je n'ai pas vu le film, mais c'est sur ma to-do list maintenant.
Guillmot a dit…
Merci pour cette belle chronique.
Gromovar a dit…
C'est pour des livres comme ça que j'ai créé ce blog.
Lou a dit…
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt ton article car c'est un livre que j'hésite à lire depuis des années. De mémoire il est à l'origine du film "the Brave" avec Johnny Depp, n'est-ce pas ? Si je comprends bien, ce livre porte essentiellement sur les jours précédant le "tournage" du snuff movie ? Je ne voulais pas lire des pages et des pages à la Bret Easton Ellis, c'était plutôt l'aspect psychologique et social qui m'intéressait. Sur ce même thème j'ai vu il y a quelques années le film "Tesis" quand j'étais à Madrid. où se déroule l'action ; c'est un film marquant aussi, même s'il traite d'autres dimensions.
Gromovar a dit…
Merci.

Oui, ce sont les trois jours entre l'acceptation (lundi matin) et le tournage (jeudi matin).
C'est bien le livre à l'origine de The Brave.
Ca ne ressemble pas du tout à du Ellis.

Je vais jeter un oeil à Tésis :)
La Mettrie a dit…
Un livre qu'il faut que je lise.
Ton article m'a évoqué tout un tas de personnes que j'ai fréquenté (et d'autres que je fréquente encore) et s'il est tel que tu le dis, ça pourrait bien être une œuvre formidable. Mais aussi, pourquoi pas, soyons fous, le tremplin pour une réflexion sur la misère mal connue sous nos contrées car souvent recyclée (et donc théâtralisée) par divers "indignés".
Munin a dit…
Tesis est très différent, c'est un "thriller" où on suit une jeune thésarde qui découvre le monde des snuff movies.

The Brave fait de Rafael un héros photogénique, qui accepte son destin avec un fatalisme mêlé de mystique shaman, qui suggère un parallèle entre le snuff movie et la torture que les amérindiens voyaient comme une épreuve de courage. Belle photo, prestation intense de Marlon Brando, mais au final un ressenti complètement différent de celle du livre.
Gromovar a dit…
@ Munin : Pas vu Tésis.

Ah oui !! La mystique shaman c'est pas vraiment l'idée du livre :-( Bon, j'essaierai d'y jeter un oeil quand même, mais avec méfiance.

@ La Mettrie : On en discute après.
Nébal a dit…
Ah ! Content !
Gromovar a dit…
Des conseils comme ça, j'en veux tous les jours.
Cultiste a dit…
à lire ton article et les commentaires, je dois finalement me rendre à l'évidence que suis un peu mort à l’intérieur. Je suis tellement resté insensible au cas de ce pauvre Raphaël ;)
Gromovar a dit…
Tu n'es pas mort. Tu as perdu toute ta santé mentale.